Dix ans après la disparition de Günter Grass (1927-2015), des ébauches de l’écrivain allemand retrouvées dans ses archives paraissent sous le titre Prendre la pose. L’auteur du démesuré Tambour (1959) dit l’amour qu’il éprouva pour le beau visage sculpté d’Ute de Naumbourg.
Dans une lettre du 10 juillet 1964, Flannery O’Connor écrit : « Je lis avec bonheur Le Tambour de ce vieux Günter Grass. C’est vraiment quelque chose ! J’en ai pour un an… » Onze jours plus tard, Le Tambour l’accompagne à l’hôpital où elle doit subir une transfusion ; le 3 août, elle meurt, nous léguant ce mystère : à quelle page du Tambour a-t-elle laissé son marque-page ? Une autre énigme, secondaire, concerne l’âge de Grass : à l’heure où O’Connor le lit avec bonheur, le vieux Günter a trente-sept ans, elle en a deux de plus, à peine ; mais comme sa quarantième année est sa toute dernière, elle l’envisage peut-être comme un âge canonique, le temps de la fatigue, de la nostalgie, et du regard rétrospectif.
Quelque chose d’autre incite O’Connor à vieillir Günter Grass : Le Tambour lui-même, foisonnant et baroque, lyrique, démesuré, trivial et orchestral, l’air d’un roman de la maturité, comme si Grass et son livre étaient venus au monde déjà adultes, monstrueusement (pour compenser cette sénilité précoce, Günter fait d’Oscar Matzerath, le héros, un enfant de trois ans refusant de grandir). À quarante années de distance du Tambour se dresse Prendre la pose, opuscule d’une soixantaine de pages, comme si la taille des poches, des bibliothèques ou des fontes de selles, et l’appétit du glouton Günter, avaient fortement diminué en passant d’un siècle à l’autre – le Carême après Mardi gras.
Pour justifier ce régime maigre, il convient de noter que ces pages sont pour l’essentiel des ébauches rédigées par Grass en août 2003, à la plume puis à la machine à écrire (on nous apprend qu’il s’agit d’une Olivetti), rangées précautionneusement, et enfin retrouvées dans ses archives par Hilke Ohsoling. À cela on reconnaît le grand écrivain couronné de tous les lauriers en plus du prix Nobel : ses archives sont précieuses, elles sont exhaustives, on finira toujours par en redécouvrir chaque fragment, et une « collaboratrice de longue date » veillera sur les publications posthumes. À l’origine de ces quelques pages, le beau visage d’Ute von Naumburg, un visage sculpté dans la pierre aperçu dans une cathédrale au cours d’un voyage en Allemagne de l’Est, au temps où il y en avait deux, quand des pans de murs, devenus depuis « des restes de pièces de musée dures comme du béton », séparaient Berlin presque par le milieu. Umberto Eco aurait affirmé, un soir d’euphorie : « Tra tutte le donne della storia dell’arte, quella con cui andrei a cena è Uta di Naumburg » ; Stefano Poggi, auteur de La vera storia della regina di Biancaneve, dalla selva turingia a Hollywood, semble être l’auteur de cette légende, peut-être exacte, reprise chaque fois qu’il est question de madame de Naumburg (Eco fait d’ailleurs un caméo dans Prendre la pose, sous les espèces d’un romancier italien auteur d’un roman à succès). Günter Grass est à son tour tombé sous le charme ; Prendre la pose est la traduction de son amour platonique en pages d’écriture.

La véritable Ute (dite aussi Uta von Ballenstedt), celle de chair et d’os, était une princesse germanique, épouse d’Ekkehard II, margrave de Misnie. Comme dans un conte gothique, le vieux Günter tombe amoureux d’un simulacre, une sculpture du XIIIe siècle, histoire de confondre dans un même geste sensualité, passion adolescente, plaisir esthétique et distance savante. Les pages de son récit superposent les époques (« D’un siècle au suivant, il n’y avait qu’un saut de puce »), elles superposent aussi les événements et enfin les figures ou leurs représentations : l’Ute historique, sa statue de pierre, la fille servant de modèle au sculpteur, une jeune femme d’aujourd’hui prenant la pose sur des parvis, poudrée de gris et immobile, imitant la statue pour distraire les touristes. Dans un étourdissant jeu de miroir, ou bien d’origami, Günter Grass fait de cette fille et de cette femme un unique personnage.
La margravine de pierre gothique ne se tient pas seule dans la cathédrale de Naumburg : à côté d’elle, d’autres figures composent ce qu’on appelle le groupe des douze fondateurs ; pour le conteur Günter Grass, toujours prêt à puiser dans le vivier de l’histoire ancienne ou récente, ces douze fondateurs pourraient devenir douze personnages de roman, qui sait ? Voilà pourquoi il décide de « les inviter tous les douze, un dimanche, à l’heure du déjeuner» (eux, c’est-à-dire les douze fondateurs ou les humbles villageois dont le sculpteur a copié les visages) : pour les regarder de près, pour les arracher à leur siècle et les adapter au sien, pour les confronter aux temps modernes, pour tirer ce qu’il y a de romanesque en eux. Il en profite aussi pour les nourrir : « on servit une soupe de cerises froides, à base de griottes que j’avais fait cuire accompagnées de petites boulettes de farine ». Avant les cerises, de sobres saucisses grillées, pas de panse de vache frite, même si une note de bas de page, la deuxième, nous précise que Günter Grass, en plus d’être dessinateur, sculpteur et prosateur, était spécialiste des abats. Il faut beaucoup d’art et d’artifice pour convertir le bas morceau en cuisine raffinée : beaucoup d’eau de rinçage, des ruses de sauce et de marinade, un long temps de cuisson, des épices venues de partout, et pour finir un estomac bien expérimenté – libre au lecteur de faire de cette cuisine d’abats, triviale et sublime, une métaphore de sa littérature (rappelons en passant que le Leopold Bloom d’Ulysse appréciait lui aussi les « organes internes des mammifères et des oiseaux »).
Dans Une rencontre en Westphalie (1979), Günter Grass conviait déjà toute une brochette d’écrivains et poètes à souper pendant quatre jours dans une auberge (et cela se passait en 1647, à la fin de la guerre de Trente Ans, trois siècles exactement avant la formation du Groupe 47) : « Ce que l’hôtesse fit servir par ses chambrières n’était pas si maigre : une bouillie de millet fumant dans de fortes jattes et rosée de la graisse fondue de rognons de porc et de lardons frits. Avec cela, des cervelas et du gros pain […] oignons, carottes et radis noirs servis crus sur la table pour accompagner la bière brune ». Deux ans plus tôt, dans Le Turbot, et toujours dans la traduction de Jean Amsler, une des neuf cuisinières qui jalonnent le roman de siècle en siècle rusait pour convertir la viande en poisson, disons en repas digne du Vendredi saint : « Gret la Grosse, ayant fait cuire avec de l’anis et du poivre les poumons entiers et les cœurs coupés en deux des quarante-sept agneaux, après les avoir laissés refroidir, les avait faits en hachis, puis mis à cuire dans le reste de bouillon un sac de lentilles, mais sans les réduire en bouillie. Au hachis vinaigré, lié à la farine de sarrasin, elle avait incorporé pour finir des raisins secs et des pruneaux. »
Au déjeuner des douze fondateurs, le sculpteur compare la pierre de coquillard au grès, on parle de Luther, d’iconoclasme et de simplicité terrestre des modèles ; la jeune fille interprétant Ute von Naumburg s’éclipse précocement, emportant avec elle son charme de créature mortelle. Tout au long de la deuxième partie, dans un décor d’Europe d’après la chute du Mur, Günter vole d’un colloque à une radio, d’un séminaire à une lecture, et retrouve à quelques reprises la jeune femme déguisée en Ute, en comptant sur le hasard, c’est-à-dire en faisant mine de ne pas courir après l’objet de son amour gothico-romantique. Au basculement du siècle, elle ne prend plus la pose devant une cathédrale, mais devant la Deutsche Bank, on ne lui verse plus des deutschemarks mais des euros, elle n’est plus Ute mais Elisabeth de Hongrie, épouse du landgrave de Thuringe et personnage d’une autre légende (le miracle des roses). Cette fois, le vieux Günter timide ose l’aborder, et, comme sa littérature depuis Le Tambour jusqu’à La Ratte a toujours su plier une époque sur une autre, et les fables sur les événements, pour comparer les peurs anciennes à celles d’aujourd’hui, il choisit de mêler son héroïne à quelque fait divers sanglant – la presse diffusera sa photo : si on compte bien, il s’agit là du simulacre du simulacre du simulacre du simulacre.
À sa manière synoptique, le livre reste animé par « un sens goethéen de l’universel », pour reprendre une formule trouvée dans Le Tambour, même si, à la différence de ses romans placés sous l’étoile baroque de Grimmelshausen, il ne veut pas s’épanouir dans la démesure – en tout cas, pas à cet état d’ébauche. La langue plus transparente dans les dernières pages ne perd rien de son acuité, mais s’éloigne d’une prose faite de bouillie de millet et de hachis de cœurs coupés. Le lecteur habitué aux banquets du vieux Günter aura peut-être encore faim en sortant de table, une fois le livre refermé : ça lui permettra de se sentir léger tout en fêtant des noces de pierre en compagnie d’Ute von Naumburg. Et si jamais, au beau milieu de la nuit, Prendre la pose le met en appétit, il pourra toujours se rendre en cuisine à tâtons pour rouvrir Le Turbot à n’importe quelle page.