Des mouvements sociaux et écologistes récents – Gilets jaunes, ZAD, Soulèvements de la Terre – contribuent à opérer d’importants redécoupages dans le champ de la théorie politique. Parmi bien d’autres, le livre d’Alessandro Pignocchi en résulte et propose une synthèse stimulante des pensées autonomes à l’aune des ontologies non naturalistes.
Au premier plan, une perdrix se hisse et scrute le lointain, là où les confins de la prairie retrouvent l’horizon, dont la ligne est rehaussée par quelque chose qui ressemble à une procession d’insectes. Mais, en regardant plus attentivement cette succession de taches noires, on découvre qu’il s’agit d’un affrontement – celui de Sainte-Soline – entre un cortège de manifestants et un contingent de fourgons de CRS. Cette aquarelle est la couverture de Perspectives terrestres, et le moins qu’on puisse dire est qu’elle en illustre parfaitement le propos. L’image reprend en effet certains codes de la représentation occidentale de la nature – le paysage, la grande prairie verte et fleurie, la ligne d’horizon – tout en bouleversant ses structures d’observation – ce n’est pas un humain mais un oiseau qui regarde le paysage. Ainsi, la couverture fait rayonner les trois sens qu’on pourrait donner à ces « perspectives terrestres » : regarder les choses depuis un point de vue inspiré par les philosophies du vivant ; contempler les horizons politiques ouverts par les Soulèvements de la Terre ; fixer des avenirs possibles et désirables pour la planète.
Mais que la couverture colle aussi bien au propos du livre n’a finalement pas de quoi surprendre, puisque c’est le même Alessandro Pignocchi qui en est l’auteur. Il signe d’ailleurs toutes les aquarelles qui accompagnent le livre et qui en font osciller le genre entre l’essai de sciences humaines, le manifeste éco-politique et le fanzine. Alessandro Pignocchi est donc aussi dessinateur et aquarelliste et cette facilité à mettre en image, à imaginer, n’est pas seulement mise à profit dans ses bandes dessinées, elle constitue également la principale force de son écriture. La puissance de ce livre réside dans sa capacité à imaginer, de manière assez détaillée, des mondes futurs possibles et désirables et des alternatives au marasme de la politique institutionnelle.
Après un premier chapitre de vulgarisation sur les philosophies du vivant et les ontologies non naturalistes, et un deuxième qui critique les présupposés de ce qu’il appelle les « piliers de la modernité », Pignocchi confirme le diagnostic d’une mort définitive de la social-démocratie. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que le livre devient original car il pose ouvertement la question des scénarios politiques envisageables à moyen et long terme. Il propose une discussion stimulante autour de deux grandes options : le renversement révolutionnaire et la prise de pouvoir par les urnes. Mais, selon Pignocchi, le renversement révolutionnaire est non seulement peu probable – quel groupe en serait-il capable actuellement ? – mais également dangereux. Qui peut garantir que le processus révolutionnaire ne serait pas dénaturé par l’organisation armée qui l’aurait mené à bien, comme en URSS ou en Chine, ou alors récupéré par les militaires, comme dans les révolutions arabes, ou alors capté par les fascismes capitalistes contemporains ?
Mais quand bien même cette révolution aboutirait, « nos savoir-faire collectifs en matière d’auto-organisation, d’autonomie matérielle et de prise de décision démocratique à grande échelle sont dans un tel état de délabrement qu’il nous est même difficile d’imaginer la suite ». Alors Pignocchi envisage la deuxième option, la prise de pouvoir par les urnes, « à tout prendre légèrement plus probable que le renversement révolutionnaire ». Il réfléchit à partir d’exemples historiques récents de gouvernements progressistes comme celui de Tsipras en Grèce ou d’Evo Morales en Bolivie, ayant dû se plier aux injonctions des marchés et des institutions qui protègent les intérêts des grands groupes économiques. Et il en conclut que, sans de solides réseaux d’autonomie pour faire pression sur les gouvernements, nulle avancée réelle ne sera possible, ni dans le cas d’une révolution, ni dans celui d’un triomphe électoral. Et qu’il faut donc, avant toute chose, développer ces réseaux militants ancrés dans des territoires.

C’est ce que Pignocchi appelle la solution hybride, « une forme de cohabitation, relativement stabilisée et pacifiée entre des États apparentés à ceux que nous connaissons et des foyers d’autonomie politique et matérielle, en partie territorialisés ». Il pense cette solution hybride à partir des exemples du Chiapas zapatiste et du devenir-autonome des zones à défendre, en négociation permanente et plus ou moins violente avec les institutions étatiques. Cependant, et Pignocchi en convient, la question centrale est de savoir pourquoi l’État, « dont l’une des composantes est la souveraineté territoriale », permettrait la multiplication de ces territoires autonomes sans répliquer. Selon lui, pour que ce modèle soit viable « il nous faudra être en position de leur faire peur » et de « peser dans le rapport de force », ce qui suggère que ces territoires autonomes seraient armés. Ce que ne dit pas Pignocchi est comment cette communauté guerrière serait constituée, ni comment des armes capables de s’opposer à la puissance de feu des forces de l’ordre et de l’armée d’un État contemporain pourraient être produites et acquises en dehors du marché.
Surtout, cette solution hybride d’un État qui cohabite avec des foyers d’autonomie territoriale n’exclut nullement la possibilité que certains de ces groupes soient des groupes capitalistes, guidés uniquement par les lois du marché comme pourraient l’être, par exemple, des cartels de la drogue. C’est pourquoi l’exemple mexicain aurait mérité d’être abordé dans sa plénitude géographique. Car c’est bien l’échec total de l’État mexicain – aux niveaux social, sanitaire, écologique, juridique, administratif, militaire – qui l’oblige à accepter, à la fin des années 1990, ce miracle d’autonomie qu’est le Chiapas zapatiste, dans le sud du pays. Mais cet échec de l’État mexicain est aussi celui à partir duquel émergent, dans les déserts du nord, les cartels qui se disputent aujourd’hui chaque territoire du pays. C’est cette symétrie inverse de la faillite de l’État que suggère le journaliste Diego Enrique Osorno dans son superbe livre La Montaña (2024). Il y raconte le voyage transatlantique qu’il entreprend avec la délégation zapatiste pour venir à la rencontre de peuples et de groupes militants européens à l’été 2021, mais il hache ce récit avec des bribes de son entretien secret avec le Mayo Zambada, l’un des fondateurs du cartel de Sinaloa, alors le plus puissant et le plus violent du pays.
En fait, la « solution hybride » d’un État qui cohabite pacifiquement avec des foyers d’autonomie territoriale n’est pas sans rappeler certaines conceptions libertariennes de l’État, et notamment ce que Robert Nozick appelle le canevas d’utopies. Dans son livre Anarchie, État et utopie (1974), ce philosophe nord-américain définit ainsi sa conception de l’État minimal : « L’utopie sera formée d’utopies, de nombreuses communautés différentes et divergentes dans lesquelles les gens mèneront différentes sortes de vies dans le cadre de différentes institutions. Certaines communautés seront plus attirantes pour la plupart que d’autres ; les communautés croîtront et décroîtront. L’utopie est un canevas d’utopies ». Évidemment, cette conception de l’État repose sur deux présupposés : la primauté du marché comme institution de régulation et satisfaction des besoins humains ; la disparition de tout bien commun et de tout service public. Or, si ce dernier point est un projet pour les néolibéraux et les libertariens, chez Alessandro Pignocchi il est plutôt annoncé comme un diagnostic et un point de départ. Après avoir résumé les trente dernières années de casse du système public en France, et constaté que « les modes d’action auxquels nous étions habitués » ne « parviennent dans le meilleur des cas qu’à retarder nos défaites », il en conclut que « la seconde patte du projet social-démocrate, la composante redistributive, est brisée ».
C’est précisément pour « nous aider à subvenir à nos besoins élémentaires (alimentaires, soin) lorsque les grandes institutions qui pour l’instant s’en chargent à notre place seront démantelées ou nettement dysfonctionnelles » que les forces autonomes doivent se consolider. Ce faisant, il laisse hors du champ de ses perspectives terrestres la plupart des mouvements sociaux, les syndicats, les partis politiques, les associations, mais aussi les 2,5 millions de personnes qui, malgré la dégradation de leurs conditions de vie, travaillent pour les services publics d’éducation et de santé en France, ou les 20 millions de personnes qui chaque année sont traitées dans des hôpitaux publics, malgré leur pathétique délabrement. Bref, la proposition autonome telle que la formule Pignocchi implique un certain degré de résignation face à la disparition des biens et des services publics répondant à des besoins sociaux. Elle ne s’intéresse nullement au sort de celles et ceux qui, n’ayant pas la chance d’appartenir à des communautés autonomes capables de proposer de l’éducation et des soins de qualité, devraient payer pour ces services (ou s’en passer) si tout ce système venait à être privatisé.

La principale critique que l’on peut faire au livre de Pignocchi est donc d’être un discours qui ne concerne qu’une petite partie de la société, à laquelle l’auteur lui-même appartient, et qu’il définit d’ailleurs au début de l’ouvrage. Pour lui, la petite bourgeoisie intellectuelle est « peu riche mais très éduquée » ce qui « la prédispose à refuser la réussite économique comme axe principal de la validation individuelle et collective, et donc à rejeter les institutions qui le maintiennent en place. C’est dans ce groupe social que l’écologie anticapitaliste trouve le gros de ses troupes – et c’est sans doute aussi de là que proviennent la plupart des lecteurs de ce livre ». Or, s’il est vrai que Pignocchi perçoit très clairement la valeur et les avenirs possibles des mouvances autonomes en France, cette autologie (totologie, même !) ne pense ni les manières de mettre à l’arrêt le capitalisme au niveau global ni les relations inter-espèces dans l’espace urbain, qui reste habité par plus de 80 % de la population en France, ce qui limite fortement la portée de l’ouvrage.
Évidemment, pour compenser l’exigüité de cette autologie, Pignocchi est obligé de faire appel à un discours sur l’Autre, une autrologie, en convoquant une pléthore de références à des peuples lointains, que l’auteur, féru d’anthropologie, connaît bien. On évoque les pratiques des Evens, des peuples indigènes d’Amérique latine, des Mursi, les « traditions sibériennes » qui témoignent du fait qu’il existe sur terre d’autres manières de se rapporter aux non-humains et qui invitent à adopter ces perspectivismes issus d’ontologies non naturalistes. Mais il est dommage que ces peuples soient invoqués ponctuellement pour disparaître immédiatement après dans le récit, construisant l’image d’un Autre dont on atteste l’existence, certes, mais qui est trop lointain pour qu’on puisse établir des relations avec lui ou partager un destin cosmopolitique commun. Or, nous vivons dans des sociétés postcoloniales riches en altérité, y compris en ce qui concerne les relations à l’environnement, ne serait-ce que parce qu’une partie des migrations contemporaines est liée aux changements climatiques. Les voix de ces migrant·es et de leurs enfants auraient sans doute enrichi la réflexion et posé la question des émancipations depuis les zones périurbaines ou depuis le travail agricole et industriel contemporain, fortement lié au destin écologique de la planète. Voilà une bonne raison de compléter cette lecture avec les livres de Fatima Ouassak, Pour une écologie pirate (La Découverte, 2023), et de Paul Guilibert, Exploiter les vivants. Une écologie politique du travail (Amsterdam, 2023).