Notre nouvelle nature. Guide de terrain de l’Anthropocène est un livre augmenté. Il s’accompagne d’un site internet important, Feral Atlas, qui le déplie, et auquel il fournit en retour quelques repères. L’un ne va pas sans l’autre, ce qui suscite une autre forme de lecture : un va-et-vient entre les deux, l’appui du digital donnant ampleur, dimension multimédias et qualité ludique à un projet transdisciplinaire.
On s’y perd, c’est un grand bazar, une sorte de métalogue écologique comportant une palanquée de diagrammes, de rapports de terrain et d’expériences de pensée, des animations, des poèmes vidéo, des enregistrements sonores, des dessins, des collages… et nous invitant à une exploration personnelle. À chacun de tracer sa carte dans cet attirail, et de tirer enseignement de cette « apocalypse disséminée ». Face à la crise environnementale et au grand déni actuel, c’est un parti pris de lucidité salutaire, qui, pour toute conclusion, invite chacun à se construire une morale de l’attention au monde environnant.
À la suite de Donna Haraway et de son « féminisme spéculatif », un champ de recherches nouveau associe sciences naturelles et sciences sociales pour approcher la notion d’Anthropocène. À cette fin, Anna L. Tsing et sa bande (elles sont trois anthropologues et une architecte) se sont donné comme maître mot la féralité, en conférant une grande extension à cette notion. Si l’Anthropocène désigne la pleine période de l’humain devenu force géologique, la féralité est son principal attribut. Est féral l’être vivant (plante, animal ou bactérie) qui, ni domestique ni sauvage, est supposé servir l’humain (ses lois, ses capitaux, ses empiricités…) mais qui, loin de se conformer à cette fin, échappe à tout contrôle. Avec le développement du capitalisme et de la colonisation, Gaïa est tout entière tatouée par les féralités. Proliférations, débordements, fuites, ruptures, changements d’états, irréversibilités… les systèmes déraillent.
Pour illustrer ce devenir-féralifère, il s’est agi non pas de s’appuyer sur les big data et les vues satellitaires d’usage, mais de s’attacher au petit, au proche, au particulier. Et de n’écarter ni la science citoyenne ni les savoirs vernaculaires. On a donc une collection de patchs significatifs (des fragments situés dans l’espace et dans le temps) qui, empilés sans hiérarchie disciplinaire ou biologique, éclairent cette perversion au sens étymologique du mot : les féralités mettent le monde sens dessus-dessous. Est ainsi présenté un front très diversifié, d’échelles et de qualités variables, où le vivant est devenu ambigu ou hostile ; au risque de compromettre l’habitabilité de la planète pour l’humain.

Il est question de méduses et de moustiques, d’abeilles agressives, de fleurs diaboliques, d’oiseaux antipathiques, de rats sans queue, de myrtilles radioactives, d’huile de palme, de plantes envahissantes fabriquant des paysages fantomatiques, de vaches indiennes addicts au plastique, de résistance aux antibiotiques, de champignons virulents prospérant dans les hôpitaux ou les écosystèmes simplifiés (tels que les pépinières commerciales, et les plantations surtout qui sont une fois de plus épinglées). L’idéologie de l’ingénieur qui arase la diversité de la planète et ignore les « irrégularités » qui la trament est invariablement mise en échec. Fondamentalement, l’hybris moderne, la volonté de maîtrise et de possession de la nature revendiquée depuis cinq siècles, sont continuellement et partout déjouées : les infrastructures qui marquent la domination de l’homme sont parasitées, et donc dévoyées, ou détruites.
Il faut « lire à contre-courant » les comptes rendus officiels de ces prouesses technologiques (barrages et voies d’eau, centrales nucléaires, investissements touristiques…) pour mesurer l’obstination du féral, sa résistance forcenée aux programmes des experts et des politiciens. Elles ne sont jamais prises en compte alors qu’il suffit souvent d’un moment d’inadvertance, et de bien peu de chose – l’infiltration d’un microbe dans une pépinière, un passager clandestin dans le ballast d’un bateau, une hybridation imprévue – pour que cela involue : qu’un déterminisme implacable déclenche des effets catastrophiques en cascade et des contre-effets non moins délétères ; le tout à des niveaux improbables et à des vitesses folles. Souvent qualifiés de secondaires ou de collatéraux, certains engrenages sont intégrés, ou même euphémisés, comme le trafic routier ou le dioxyde de carbone. Les interactions férales peuvent aussi ravager des régions, entraîner la ruine d’un pays, la guerre. On pense au charançon du cotonnier qui a provoqué le déplacement de l’industrie américaine vers le nord.
Anna Tsing s’arrête en particulier sur la jacinthe d’eau, une fleur ravissante (de couleur lavande, avec des feuilles rondes, des tiges bulbeuses et de très longues racines) originaire d’Amazonie. Lorsque l’infrastructure qui l’accueille est perturbée, elle devient monstrueuse. Il faut que l’eau flue pour éviter sa croissance qui est la plus rapide du règne végétal (jusqu’à cinq mètres par jour). Lorsque cela stagne, le tapis flottant qu’elle constitue rapidement se fait de plus en plus dense, au point d’arrêter la lumière, d’étouffer tout ce qui vit, voire d’assécher l’eau. La puanteur se répand, les rats s’en mêlent, des maladies circulent. On emploie de l’arsenic et des mollusques pour la détruire, des lois sont passées, rien n’y fait. La plante s’est modifiée en employant un mode de reproduction alternatif : elle se développe alors par clonage, sans reproduction sexuée, en s’adaptant aux opportunités qui lui sont offertes par les barrages ou les canaux, c’est-à-dire par des infrastructures homogènes et standardisées d’un pays à l’autre. C’est l’articulation de la « modernité coloniale cosmopolite » et de l’évolution de la plante sur un mode également standardisé ou clonal qui explique cette féralité ravageuse. La création de cette sorte « d’infrastructure multispéciste » vient bloquer au Panama, au Japon, en Égypte, l’avancement programmé par les ingénieurs.
Humains et non-humains ont construit de conserve une histoire multiple qui est rarement racontée comme telle. Dans un article étonnant du Feral Atlas, Iftekar Iqbal rapporte comment au XIXe siècle on parlait du Bengale d’or, tant la culture du riz dans le delta du Gange avait enrichi la région. C’est la construction de voies ferrées dans ce pays plat qui a modifié le cours du fleuve et ses affluences. La jacinthe d’eau s’y est installée, entraînant la disparition des rizières et, en 1943-1944, la famine. On ne peut qu’être fasciné par la plasticité et la force vitale de ces plantes qui, en produisant une colonisation à rebours, ont anéanti les illusions grandioses des maîtres. On peut aussi être gagné par une sensation d’étouffement dans cette planète confinée où les féralités abondent, et entendre un ricanement punk en des temps d’incertitude. « C’est maintenant ou jamais », dit le GIEC.