En bref : masques, regards et nostalgie

Voici d’abord deux types de masques qui seraient à l’origine du surréalisme : le cinéma burlesque pour Charlotte Servel et le plus ou moins authentique masque mortuaire de Hegel selon Thomas Hunkeler. De même, selon Laurie Laufer, des femmes damnées auraient contribué à l’invention de la psychanalyse. On pourra préférer à ces hypothèses les multiples regards sur un camp de transit de l’île de Chypre pendant la Seconde Guerre mondiale, mis en scène par le récit de Nassia Dionyssiou, ou la nostalgie d’Ilarie Voronca, épris d’un monde en harmonie avec la nature.

Charlotte Servel | Le cinéma burlesque, une autre origine du surréalisme. Mimésis, 590 p., 38 €

Allons, un peu plus d’humour, que diable ! écrit Aragon dans Le con d’Irène. C’est à partir de cette exhortation que Charlotte Servel nous propose dans Le cinéma burlesque une autre approche de l’histoire du mouvement surréaliste. Les liens entre surréalisme et cinéma avaient déjà été traités dans le célèbre ouvrage d’Ado Kyrou, Le surréalisme au cinéma, mais sous l’angle de la création. Kyrou y répertorie les œuvres cinématographiques réalisées par des membres ou affiliés du mouvement, et des séquences s’apparentant au surréalisme, trouvées dans d’autres films.

Charlotte Servel s’intéresse à la cinéphilie des surréalistes et plus particulièrement à la passion de certains d’entre eux pour le cinéma burlesque essentiellement américain, qui va de Charlot à Buster Keaton, en passant par Mack Sennett et Harold Lloyd. Cet intérêt pour le cinéma dit « comique » ayant commencé dès 1914, elle le considère comme l’un des fondements du mouvement surréaliste.

Effectivement, dès 1918, Aragon écrit plusieurs articles dans la revue SIC sur Charlot. Robert Desnos est critique de cinéma pour de nombreux journaux des années 1920, il écrit surtout sur le cinéma burlesque, tandis que Philippe Soupault, après avoir écrit d’importantes critiques dans des revues et magazines, publie, en 1931, le premier essai français sur Charles Chaplin : Charlot.

Mais Charlotte Servel va plus loin que la simple recension des articles sur le cinéma burlesque écrits par quelques surréalistes, elle analyse, dans ce gros volume richement illustré, l’influence qu’a pu avoir le genre sur le mouvement, considérant que le cinéma burlesque, par les critiques qu’ils en firent, fut autant l’excitant théorique des surréalistes que la source d’inspiration majeure de quelques écrits, scénarios, et même de certaines actions artistiques. Jean-Yves Bochet                                             

Thomas Hunkeler | Le masque de Hegel. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 132 p., 17 €

Cela commence par une description du masque mortuaire de Hegel ; cela continue avec un échange entre Paul Éluard, que la chose intéresse, et André Breton, qui va lui aussi se prendre au jeu. Hegel n’importe ici qu’en tant qu’éminent personnage de la culture allemande. Qu’il ait écrit sur la mort incite à penser qu’il peut avoir été soucieux de se faire mouler un masque. Mais serait-ce un masque mortuaire comparable à celui qui fut fait sur le visage de Pascal ? Vu la brutalité de sa mort lors de l’épidémie de choléra, il est hautement improbable que ses proches aient pu faire pratiquer un tel moulage alors qu’il n’était même pas acquis que l’on pût procéder à des obsèques normales.

Il faut donc conclure que le fameux « masque mortuaire de Hegel » n’est certainement pas mortuaire et probablement pas un masque du tout. Quoi alors ? Une sculpture, inspirée du célèbre tableau peint par Jacob Schlesinger peu de mois avant la mort du philosophe. Après tout, c’était souvent à un sculpteur que l’on confiait la tâche de préparer le visage à recevoir les produits qui serviraient au moulage puis d’utiliser cette préparation pour passer de l’empreinte négative à un portrait positif.

Thomas Hunkeler entre ainsi dans une enquête visant à démêler le vrai du faux dans un domaine qui joue justement de l’ambiguïté. On sait que le moulage mortuaire était à la mode au XIXe siècle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. On sait qu’existent plusieurs collections de semblables masques, privées au publiques, dont celle des Archives littéraires allemandes à Marbach qui détient le fameux « masque de Hegel ». On a aussi toutes raisons de penser que beaucoup de ces masques sont des faux. Il est plus difficile de déterminer en quoi. De celui de Hegel, on peut dire qu’il est faux que ce soit un masque mortuaire et même un masque. Mais la ressemblance avec le tableau que Marie Hegel jugeait très fidèle est telle que l’on peut regarder ce masque comme s’il était vraiment ce pour quoi il est donné.

Si l’enquête se lit avec plaisir, ce n’est pas seulement du fait de la logique qu’elle met en œuvre et de l’abondance de noms qu’elle révèle, c’est surtout qu’il s’agit de masques (supposés) mortuaires. Voilà qui peut susciter une rêverie sur cette dernière image prise avant la décomposition de la matière naguère vivante et désormais morte. D’où la fascination qui fut celle de Paul Éluard puis d’André Breton. L’un et l’autre donnèrent leur visage à mouler, bien avant leur mort. Cette ambivalence face à nos morts avait effectivement quelque chose de surréaliste. Commencer par Hegel était donc dans l’ordre de choses. Marc Lebiez

Deux hommes modelant un masque mortuaire (New York, 1908) © CC0/WikiCommons
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Laurie Laufer | Les héroïnes de la modernité. Mauvaises filles et psychanalyse matérialiste. La Découverte, coll. « Petits cahiers libres », 282 p., 20 €

« Les héroïnes de la modernité sont celles qui font de leur liberté le transitoire, le fugitif, le contingent. Elles refusent la famille, l’assignation à des rôles d’épouses et de mères, l’hétérosexualité obligatoire, les conditions sociales qui leur sont imposées. » Laurie Laufer, s’appuyant sur les écrits ou la biographie d’un certain nombre de femmes, telle Monique Pelletier, première Française psychiatre dans les années 1910, brosse le tableau d’un combat féministe qui n’est pas terminé, mené par ces mauvaises filles.

Un gars, une garce ; un courtisan, une courtisane ; un entraineur, une entraineuse, et, si un homme qui fait le trottoir ne peut être qu’un paveur, au début du siècle dernier, un étudiant se rend à l’université quand une étudiante est la grisette qui lui apporte du plaisir ! La langue véhicule un discours sur les femmes : on parle d’elles, on moralise, on transforme en symptômes, en psychopathologie, l’homosexualité, le refus d’enfanter ou le souhait d’avorter, la prostitution, voire le célibat. Certains psychanalystes, glosant sur l’envie du pénis et la blessure narcissique de la castration qui seraient le propre de la condition féminine, alimentent ce discours, oubliant que « ce sont les femmes damnées qui ont inventé la psychanalyse, mais pas seulement parce qu’elles parlent, pas seulement parce qu’elles ont inventé le dispositif entre la patiente et le médecin, mais parce que leur parole est porteuse d’un risque à dire les effets de genre », conclut Laurie Laufer, nous rappelant les premières patientes de Sigmund Freud, celles qui l’ont conduit à inventer la psychanalyse. Patrick Avrane

Nassia Dionyssiou | La mer au creux de ses mains. Trad. du grec (Chypre) par Marie-Cécile Fauvin. Cambourakis, 92 p., 18 €

Une pellicule très mince sépare le roman historique traditionnel, et les lourdeurs qui vont souvent avec, du récit documenté et habité. Le récit de Nassia Dionyssiou (née en 1979) appartient à cette seconde catégorie. Il n’est pas particulièrement long, il serpente avec finesse entre l’imagination et la vérité historique, dans une prose à la fois alanguie et enlevée, parfaitement bien restituée par sa traductrice, Marie-Cécile Fauvin. La mer au creux de ses mains met en scène une réalité peu connue de l’histoire récente : les camps de transit de l’île de Chypre construits après la Seconde Guerre mondiale pour abriter des rescapés juifs s’apprêtant à s’installer en Palestine. L’île de Chypre est elle-même en transit, prise entre l’occupation britannique et le désir de s’émanciper pour être rattachée à la Grèce. L’ambiguïté de la politique britannique à l’égard de la Palestine, autre pays mandataire, est perceptible (soulignons l’intelligence des notes qui posent des balises passionnantes à lire).

Des silhouettes traumatisées traversent le récit, des regards hagards, des corps affamés et recueillis. Les points de vue varient : un journaliste qui enquête, une paysanne qui ouvre sa porte, une rescapée du « bois de hêtres » (Buchenwald). Qui que soit celui ou celle qui s’exprime, pense, observe, le récit ouvre les volets sur une plaine à l’éternité brûlante, une île fertile et nourricière, une culture et un passé qui semblent faire de Chypre une autre terre sainte. Des versets de textes sacrés, des vers de Celan, des phrases prononcées en séfardi, des mots du grec chypriote (Nassia Dionyssiou joue ainsi sur le mot campos, qui désigne la plaine avant de désigner un camp)… tous colorent le récit suivant un très riche nuancier. Et tous l’élargissent, le portent vers une universalité qui, lue aujourd’hui, plonge lecteur/lectrice dans des abîmes de perplexité. Le mal, la destruction de l’autre et le vol de sa maison, l’errance, la terre qui vous est interdite et celle qui vous est promise, le silence de Dieu et ses paroles chuchotées. Universalité ou actualité ?

Nassia Dionyssiou n’est jamais vague ni moralisatrice. Est-ce parce qu’elle travaille pour le Commissariat à l’administration et à la protection des droits de l’homme de la république de Chypre ? C’est sans doute une des raisons. Cécile Dutheil de la Rochère

Ilarie Voronca | Souvenirs de la planète Terre. Arfuyen, 192 p., 17 €

Là où Jonathan Swift nous entraîne avec Gulliver dans un voyage vers l’île imaginaire de Lilliput dont il décrit les mœurs pour critiquer, d’une façon satirique, la société de son époque, Ilarie Voronca (1903-1946) fait l’inverse : Yves, son personnage, est censé venir d’une autre planète et découvrir la Terre pour la première fois. Se prendre au jeu et faire comme s’il ne connaissait rien de ce monde, tel est le défi de l’écrivain. Ce faisant, il cherche à l’interroger avec un regard neuf et à comprendre quelle est la place de l’homme dans cet univers. Son approche est existentielle et renverse l’ordre des choses : l’homme n’est pas l’homme puissant qu’il croit être. Il est l’esclave de ce qui l’entoure, les plantes, les animaux, et même de ce qu’il crée, les villes et les machines. À cet égard, le chapitre où la vieille batteuse tient à Yves un long discours sur l’asservissement de l’homme aux machines est particulièrement intéressant, ouvrant à une sorte de rédemption future où la machine « sera la compagne fidèle de l’homme et l’aidera à réaliser son bonheur ».

S’il y a en sourdine chez Voronca la nostalgie d’un monde très ancien en harmonie avec la nature, il dresse tout au long de son livre un réquisitoire sans concession contre celui dans lequel il vit et qui vient de connaître, en ces années 1939-1945, l’une des périodes les plus noires de son histoire. Son œuvre est à la fois désespérée, terriblement lucide, mais laisse une fenêtre ouverte vers l’avenir, la croyance malgré tout en un monde meilleur. Elle est aussi très moderne, ne serait-ce que par ses considérations écologiques avant la lettre. Cet ami de Tzara, Brancusi, Ionesco, Fondane, Gherasim Luca… aura une vie sentimentale très tourmentée et se suicidera le 4 avril 1946. Par ailleurs, la revue Les Hommes sans Épaules vient de consacrer un important dossier à cet écrivain d’origine roumaine qui mérite d’être redécouvert. Alain Roussel

Patrick Chamoiseau | Que peut Littérature quand elle ne peut ?. Seuil, coll. Libelle », 110 p., 8.90 €

Aujourd’hui, face à un monde qui n’a de cesse de se rétrécir et de s’effondrer sous nos yeux – et devant nos écrans–, Patrick Chamoiseau en appelle au vivant. Dans ce court ouvrage, l’écrivain lance un défi à l’humanité, celui de rassembler et faire dialoguer les expériences. Fini les Grands récits et place à une multitude d’histoires et de mémoires, des « puissances narratives neuves, protéiformes, des organismes créateurs où se rencontrent les histoires, les mémoires, les présences humaines et non humaines du monde, dans de joyeuses saisies, toujours tremblantes dans leur refus des certitudes… ».

C’est justement face au désespoir, que « l’écrire au monde » au moment-même où « nous gisons au fond des impuissances, sous ces sidérations que nous partageons tous, au point de croire que nos littératures n’y pourraient rien, c’est peut-être là, exactement, que les arts recherchent les oxygènes naissants, que les littératures s’obligent. » S’obligent et nous obligent non seulement à penser à la littérature, à son rôle, mais à la re-penser. Alors que l’on croyait qu’elle ne pouvait plus, face à l’inimaginable, face à la sidération, Chamoiseau suggère que là « commence l’informe de ce que peut Littérature . » C’est notamment le « poète primordial » qui incarne une « conscience désirante » capable de redéfinir notre rapport au monde et d’en accueillir la beauté, dont il faut se rappeler.

Ce livre-manifeste propose d’accueillir et de vivre la Relation, telle que l’entend Édouard Glissant. La Relation, avec son R majuscule est certes indéfinissable puisque toujours mouvante, mais se trouve partout, puisque finalement, elle nous constitue.

En terminant Que peut Littérature quand elle ne peut ?, j’ai pensé à ces vers de Kateb Yacine (L’œuvre en fragments, 1986) :

Et c’est toujours la même

Pour ceux qui ont appris

À lire dans les ténèbres,

Et qui les yeux fermés

N’ont pas cessé d’écrire

Mourir ainsi c’est vivre

D’une certaine manière, ils font écho aux mots de Patrick Chamoiseau lorsqu’il écrit : « Alors, voici l’imploration : que les littératures redeviennent capables (tels les anciens porteurs de feu) d’éclairer les gouffres obscurs en nous, autour de nous, de tout renouveler au vif de l’impensable ! ». Rym Khene

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