Comme Réjane Sénac et Kaoutar Harchi l’ont montré dans leurs livres récents, la lutte antispéciste tend à être marginalisée jusque dans les milieux progressistes. Pourtant, très tôt, des femmes se sont particulièrement investies dans la lutte pour la défense des animaux. En témoigne la fougue que mirent certaines féministes dans leur lutte contre la vivisection au cours du XIXe siècle, ou l’anarchiste et défenseuse des droits des femmes Louise Michel, qui développa un souci des animaux non humains au point de consigner dans ses Mémoires : « Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes ». Trois parutions montrent l’actualité de ces réflexions.
Cette confluence des luttes n’est en rien le fait du hasard. Même si l’histoire est fort complexe, il se pourrait que cette affinité entre féminisme et cause animale se soit forgée dans le sentiment d’un destin partagé et d’une source commune d’oppression. Ce sont du moins ces liens et leurs structures profondes et complexes que tentent de mettre au jour aussi bien la féministe végane américaine Carol J. Adams dans son ouvrage heureusement réédité aujourd’hui, La politique sexuelle de la viande (1990), que les dix autrices contribuant au recueil coordonné par Myriam Bahaffou et Tristan Lefort-Martine, L’écoféminisme en défense des animaux : Joséphine Donovan, Greta Gaard, Marti Kheel, Carol J. Adams, Mirha-Soleil Ross, pattrice jones, Sunaura Taylor, les sœurs Syl Ko & Aph Ko, sans oublier Myriam Bahaffou elle-même pour la précieuse préface de l’ouvrage. Sur un ton moins profondément analytique, mais maniant une riche documentation, la journaliste et autrice Amanda Castillo travaille de manière encore plus accessible les liens entre dominations masculine et spéciste dans son court texte Tu seras carnivore, mon fils.
Les autrices susmentionnées tendent à établir une source commune à la violence s’exerçant contre les femmes et les animaux : le patriarcat. Selon Marti Kheel, la violence s’exprimant et s’exerçant contre les femmes, les animaux et la nature est produite par une même structure, « l’esprit masculiniste », qui les tiendrait pour des « objets devant être manipulés, gérés et contrôlés dans le but d’établir la valeur et l’identité de soi masculine ». Cette source commune de violence est particulièrement visible dans l’expérience de la chasse et les discours qui l’accompagnent, puisque se dessine alors un parallèle discursif frappant entre la violence exercée contre les animaux et celle exercée contre les femmes. Le caractère primitif de la chasse est souvent vécu comme une pulsion instinctuelle qui, de même que le désir sexuel, ne peut et ne devrait pas être réprimée, tandis que les sous-entendus sexuels abondent dans les récits de chasse. Les discours en défense de la chasse laissent eux-mêmes paraître ce lien, puisque la chasse fut notamment promue comme soupape de sécurité de l’énergie sexuelle. Bien que cet argument soit plus que contestable, il suggère l’existence de « pulsions » masculines destructrices qui seraient simplement déplacées sur les animaux, ce qui pourrait faire signe vers l’existence d’une source commune à la violence exercée contre les femmes et les animaux. D’autres stratégies justificatives ont recours à l’idée selon laquelle les animaux se donneraient par amour au chasseur, de même que nombre de violeurs justifient leurs actes en affirmant que les femmes se laisseraient violer et y prendraient du plaisir, dans un identique et absolu refus de ces hommes de se mettre à l’écoute du vécu réel des animaux et des femmes.
![Carol J. Adams, La politique sexuelle de la viande. Une critique féministe végane, Le passager clandestin, 2025 [1990], 384 pages, 25,00€ Myriam Bahaffou, Tristan Lefort-Martine, L’écoféminisme en défense des animaux, Cambourakis, 2024, 240 pages, 22,50€ Amanda Castillo, Tu seras carnivore, mon fils, Textuel, 2025, 160 pages, 17,90€](https://www.en-attendant-nadeau.fr/wp-content/uploads/2025/03/1432px-The_Butchers_Shop_oil_on_canvas_painting_by_Annibale_Carracci-1024x858.jpg)
Et de fait, la consommation carnée ainsi que la domination exercée à l’encontre des femmes sont des moyens dont de nombreux hommes se saisissent pour renforcer leur virilité, qui se construit dès lors contre les femmes, au prix de la vie des animaux non-humains. Carol J. Adams rend ainsi compte des « mythologies d’une culture où l’homme a besoin de viande et où celle-ci rend aussi puissant qu’un taureau », où la viande est un symbole de la domination masculine qui est donné aux hommes et aux soldats en priorité, tandis qu’elle porte en elle un héritage raciste. En effet, l’autrice prend soin de montrer la manière dont, au XIXe siècle, des individus partisans de la supériorité de la « race blanche » promeuvent la viande en tant qu’aliment supérieur, et de rappeler que l’idée selon laquelle la consommation carnée aurait contribué à la prédominance du monde occidental fut répandue jusqu’au début du XXe siècle en Occident.
Néanmoins, pour exercer une telle domination sur les femmes comme sur les animaux non-humains, les dominant·es doivent faire disparaître le sujet, l’agent derrière l’être dominé. C’est ce qui donne naissance à ce que Carol J. Adams appelle « la structure du référent absent ». L’être dominé est invisibilisé, rendu absent, ce qui rend plus acceptable la violence qui lui est infligée. Si ce concept est véritablement au cœur de l’ouvrage de l’autrice, c’est précisément parce que la violence sexuelle et la consommation carnée s’y rencontrent. Le terme de « viande » fait disparaître le cadavre animal et son individualité, ce qui facilite le fait de le manger. En anglais, les animaux en tant qu’individus vivants disparaissent derrière le pronom « it », tandis que les femmes disparaissent derrière le « ils » prétendument générique. Plus encore que de partager le fait d’être des référent·es absent·es, les femmes et les animaux non-humains sont souvent des référent·es absent·es les un·es des autres. C’est ainsi que le mot « viande » est souvent détourné par le système patriarcal et par des féministes pour traduire l’oppression des femmes, sans pour autant mettre en lumière le sort des animaux, comme le suggère le fait que de nombreuses femmes ayant subi des violences sexuelles disent s’être senties « comme une pièce de viande ». Inversement, les femmes ou les enfants peuvent être les référent·es absent·es du meurtre d’un animal de compagnie par un conjoint ou un père violent, qui exerce par là une menace sur ses proches, leur signifiant indirectement ce qui pourrait leur arriver.
Si le référent absent lie l’oppression des femmes et des animaux (entre autres), il se trouve que son absence nous empêche précisément d’entrevoir les liens existant entre les groupes opprimés et de nouer des luttes communes. Dès lors, il s’agirait essentiellement de rendre visibles les individus se trouvant des deux côtés de la structure du référent absent afin de faire cesser, dans un même mouvement, ces deux formes d’oppression.
Toutefois, malgré la force de conviction avec laquelle l’autrice montre sa pertinence, le concept de référent absent n’épuise pas le questionnement sur la source de l’oppression aussi bien des femmes que des animaux, et de leur commune oppression. En effet, bien que la compréhension de la structure du référent absent nous permette de mieux cerner ces mécanismes d’oppression, reste à savoir ce qui en est véritablement à l’origine. À cet égard, le concept d’animalisation, de plus en plus mobilisé, et notamment travaillé dans l’ouvrage coordonné par Myriam Bahaffou et Tristan Lefort-Martine mais aussi par Amanda Castillo, permet de proposer une origine commune à l’oppression des femmes et des animaux non-humains, et plus largement à l’ensemble des minorités sociales opprimées. De fait, la dépréciation, la dégradation première de ce qui est alors inventé comme animaux par opposition aux humain·es permet de justifier une domination, une violence à l’encontre de ce qui est animalisé. Or, une fois les animaux animalisés, l’animalisation s’étend aisément à tous les groupes sur lesquels des dominant·es entendent asseoir leur domination.
![Carol J. Adams, La politique sexuelle de la viande. Une critique féministe végane, Le passager clandestin, 2025 [1990], 384 pages, 25,00€ Myriam Bahaffou, Tristan Lefort-Martine, L’écoféminisme en défense des animaux, Cambourakis, 2024, 240 pages, 22,50€ Amanda Castillo, Tu seras carnivore, mon fils, Textuel, 2025, 160 pages, 17,90€Carol J. Adams, La politique sexuelle de la viande. Une critique féministe végane, Le passager clandestin, 2025 [1990], 384 pages, 25,00€ Myriam Bahaffou, Tristan Lefort-Martine, L’écoféminisme en défense des animaux, Cambourakis, 2024, 240 pages, 22,50€ Amanda Castillo, Tu seras carnivore, mon fils, Textuel, 2025, 160 pages, 17,90€](https://www.en-attendant-nadeau.fr/wp-content/uploads/2025/04/Armour_amp_Cie_Chicago_Etats-Unis_.Guillaume_Albert_btv1b6909840x_1-435x1024.jpeg)
Néanmoins, cette vision et cette chronologie quelque peu figées des processus permettant la domination de certains groupes gagneraient à être nuancées. Les sœurs Syl & Aph Ko confèrent ainsi une plus grande fluidité au concept d’animalisation. Les différentes oppressions n’ont pas tant pour racine commune une animalisation qui ferait suite à une animalisation originaire des animaux non-humains qu’« une assignation commune à l’espace de l’Autre ou du sous-humain ». Ainsi, l’étroite relation entre racisme et spécisme doit être comprise dans toute sa fluidité, son entremêlement, puisque « les animaux sont eux-mêmes racisés » (Aph Ko).
L’établissement de liens étroits entre les violences s’exerçant à l’endroit des femmes et des animaux offre néanmoins un avantage : celui d’une amplification des luttes féministes et antispécistes l’une par l’autre. Carol J. Adams comme pattrice jones mettent en avant le fait qu’à un niveau symbolique, faire manger ou simplement manger de la viande est une manière d’avaler la domination masculine, de telle sorte que la refuser pourrait être une manière de rejeter, dans un même mouvement, la domination spéciste et masculine. En témoigne la pression que reçoivent les hommes qui font le choix de refuser la viande, et qui se voient très vite accusés de ne pas être de vrais hommes par leur pairs, ce qui, soutient Amanda Castillo, conduit beaucoup d’entre eux à dissimuler leurs motivations éthiques. D’une certaine manière, rejeter l’exploitation des animaux pourrait constituer une étape importante pour bâtir une société du care, nécessairement féministe, une société d’attention portée à l’autre, quels que soient son genre et son espèce, une société où, ainsi que le prône Sunaura Taylor, nous pourrions « reconnaître notre mutuelle dépendance les un·es des autres, notre mutuelle vulnérabilité, et notre mutuel désir de vivre ».