Après les dégradations du lien social vues par la psychanalyse, notre chronique collective revient sur un roman prémonitoire de Gabriele Tergit qui, en 1932, pressentait la catastrophe en Allemagne, et sur un classique de Philomena Essed consacré au racisme au quotidien. Mo Yan nous déçoit, tandis qu’Eugene Manlove Rhodes, qui fut lui-même cow-boy, ravive le western littéraire. A découvrir aussi, les vérités de Jean Peyrelevade, l’ancien banquier de Bernard Tapie. Et à redécouvrir, une anthologie de la poésie surréaliste composée dans les années 1960.
Si la neutralité est à l’œuvre dans l’exercice de la cure, cela n’empêche pas les analystes de témoigner de leurs engagements ; cet ouvrage en est un remarquable exemple. Onze psychanalystes, qui ont par ailleurs des activités d’enseignant, de chercheur, de psychiatre, s’intéressent ici à ce qu’ils ont repéré des causes actuelles de la dégradation du lien social, appuyant explicitement leurs réflexions sur les œuvres de Marx, Freud et Lacan. « Il nous faudra prendre en considération la mutation de ce capitalisme qui est passé d’un stade industriel centré sur la fabrication d’objets et de biens à un capitalisme financier, et aujourd’hui à un capitalisme dominé par le numérique, c’est-à-dire une économie et une administration dématérialisées ; ce qui a de grandes incidences sur le lien social », écrit Jacques Garnier.
Chacun des auteurs de ce livre à plusieurs voix décline, en fonction de sa propre expérience, ce qu’il perçoit des failles actuelles du lien social. Eva-Marie Golder évoque « Les enfants dans l’essoreuse numérique » et la mise à mal de la castration symbolique par l’immédiateté de la réponse du smartphone ; Hélène L’Heuillet s’interroge sur « Le désaveu du langage comme organisateur de la subjectivité et du lien ». Louis Sciara, à partir de ses consultations avec des adolescents en mal d’identité de genre, décrit le « Malaise dans la sexuation », quand Jean-Jacques Tyszler, directeur d’un centre médico-social où sont reçus des « petits sujets de l’exil », fait part des questions cliniques et éthiques suscitées par les demandes d’asile. On ne peut citer ici toutes les contributions, mais chacune propose un élément de réponse à l’urgence de l’interrogation : comment sauvegarder ce qui est humain en nous ? Patrick Avrane
Le sociologue Damien Trawalé nous propose une édition de l’ouvrage classique de l’Américaine Philomena Essed (paru en 1991 aux éditions Sage) qui pose son regard sur l’ordinaire du racisme – ses indices faibles –, permettant d’identifier sous des épreuves morales une distribution des stigmates, notamment sur les femmes noires et métisses de la classe moyenne supérieure diplômée. Entendons bien que l’essai ne porte ni sur l’insulte raciste, ni sur l’agression ou le délit de faciès, ni sur les propos équivoques, mais bien sur un halo de circonstances associé au sexe, au statut socioéconomique, à l’identité nationale et à l’aptitude physique qui prépare le stigmate.
Le livre raconte par de très nombreuses « vignettes d’observation » l’organisation de l’expérience qui, de fil en aiguille, raccorde le sens de « ce qui se passe » : mise à l’écart, indifférence, retrait cognitif, oubli. Par cette publicisation des « indices mineurs de la réalité », l’auteure propose trois niveaux d’analyse du racisme. Le premier s’attache à montrer que les petites exclusions et les humiliations secondaires font système et se manifestent dans les pratiques les plus courantes. De sorte que le « racisme au quotidien » est un phénomène très banal qui renvoie tout d’abord les individus à des « insuffisances » – petits défauts, lacunes –, notamment celles liées à la culture et à l’origine ethnique. Le deuxième niveau d’approche met en liaison étroite ces « insuffisances » avec d’autres systèmes ordonnateurs de la société et, à travers eux, des systèmes tels que le genre et le statut socioéconomique. Dans cette partie, l’auteure s’intéresse surtout au rapport entre racisme et genre. Les concepts de racisme au quotidien et de racisme genré permettent l’un et l’autre de comprendre comment la différence ethnique et raciale est construite, problématisée, pathologisée. Le troisième niveau est le « clonage culturel ». Pour faire vite, c’est la reproduction du « même » dans des cercles homogènes, soit des filtres d’autoprotection d’un milieu. La grande originalité de l’ouvrage tient à l’accumulation des « études de cas » présentées, des situations sans parole qui montrent le caractère systémique de l’expérience du racisme. Jean-François Laé
Voici une nouvelle parution française (la première date de 2016) du premier roman de Gabriele Tergit (1894-1982), publié en Allemagne en 1932. Il valut à l’autrice, chroniqueuse judiciaire à Berlin, une renommée immédiate et fut suivi d’autres dont l’intéressante saga d’une famille allemande juive, Les Effinger. L’inflation de la gloire jette un regard satirique et englobant sur le Berlin du début des années 1930. Mais ce sont essentiellement les milieux du journalisme, des affaires, de la culture et du divertissement, qui retiennent l’intérêt de la romancière, soucieuse au demeurant de les faire participer à une fresque de déliquescence générale sur arrière-plan de chômage, turbulences politiques, malversations financières et renoncements moraux. Le prétexte narratif est la carrière éclair d’un certain Käsebier, chanteur de cabaret, qui va se trouver, grâce aux journaux puis à l’engouement du beau monde, promu génie de l’art populaire allemand, commercialisé à outrance, avant de disparaître à nouveau dans le néant. À la fin du livre, comme le résume un personnage, « la marchandise Käsebier est morte ».
Cette fable sur l’insignifiant décrété « incontournable », sur l’utilisation des uns par les autres, sur les appétits de pouvoir, de gloire et d’argent, sur les faillites en tous genres, frappe comme une parabole prémonitoire. Elle a été écrite avec l’intuition que ces désordres et renoncements sur fond de « Sieg Heil ! » ne pouvaient mener qu’au désastre, elle sous-entend, sourire en coin, que les aberrations capitalistiques et les errements sociétaux et individuels ouvrent la voie aux catastrophes. Assez peu curieusement, cet état des lieux et ce pronostic semblent avoir quelque ressemblance avec les situations d’aujourd’hui. Claude Grimal
Cela fait longtemps que j’avais envie de dire tout le mal que l’on peut penser des livres du Prix Nobel chinois, prix qui apparaît de plus en plus comme une récompense purement diplomatique du jury suédois non à un écrivain majeur mais à la Chine toute-puissante. Cette série de onze nouvelles parues entre 2011 (la huitième) et 2020 (les trois plus longues, dont celle qui donne son titre au recueil) me donne l’occasion attendue. Dans cet ensemble disparate, un seul texte traduit par Chantal Chen-Andro, « Grande paix sous le ciel », qui date de 2017 sans que soit mentionné, par exception, son lieu de publication, présente un intérêt littéraire. C’est une sorte de fabliau paysan qui raconte sur le mode plaisant la mésaventure d’un gosse de village qui se fait mordre par une grosse tortue lors «d’une partie de pêche plutôt illicite. Tandis qu’on tente de libérer le doigt du petit que l’animal a englouti et ne veut pas lâcher, une altercation se déroule entre voisins alarmés ou goguenards et autorités (des gendarmes balourds), dans une atmosphère vaudevillesque qui rappelle les plus faciles des contes de Maupassant.
Le reste se partage entre d’insupportables exercices d’auto célébration (comment le célèbre Mo-Yan, gloire nationale, a été reçu ici ou là par des notables obséquieux, festoyé, encensé malgré son extrême modestie, toujours soulignée avec de gros sabots), et d’interminables récits nourris de ragots sur telle ou telle personnalité locale, souvent à la limite de la vieille haine recuite et de la délation, spécialité chinoise. Le seul mérite de ces textes venimeux, c’est de rappeler par des exemples concrets que les horreurs du maoïsme ne se limitèrent pas aux hautes sphères mais que la méchanceté, la violence, la corruption, l’abus de pouvoir, à l’époque notamment des Gardes Rouges, sévissaient du haut en bas de l’Empire. Aucune révélation là-dedans, et une prudence remarquable concernant les orientations politiques de la Chine actuelle. Pour vivre heureux, affirmons que l’heure des exactions, sous le nouveau Mao, est révolue. Maurice Mourier
Président du Crédit lyonnais de 1993 à 2003, Jean Peyrelevade a été quelques mois le banquier de Bernard Tapie. Il règle aujourd’hui ses comptes avec l’ancien homme d’affaires mort en 2021, qu’il dépeint en arnaqueur de première et en piètre gestionnaire. En 1994, accablé de dettes et poussé à la faillite par le Crédit lyonnais, le groupe Tapie est mis en liquidation. Pour celui qui se voyait l’égal de Bernard Arnault et rêvait tout haut de l’Élysée, la chute est rude. Afin de reconstituer sa fortune et de sauver sa réputation, il intente un procès au Crédit lyonnais, qu’il accuse d’avoir fait une belle culbute à son insu en 1993, lors de la revente de la société Adidas qu’il avait acquise trois ans plus tôt. Le procès prend un tour inattendu en 2007, quand Nicolas Sarkozy, tout juste élu président de la République, autorise le transfert du jugement à un tribunal arbitral privé. Un an plus tard, ce tribunal donne raison à Tapie et lui octroie 403 millions d’euros, dont 45 millions pour « préjudice moral ».
En novembre 2021, un mois après la mort de Bernard Tapie, la cour d’appel de Paris a jugé cet arbitrage « frauduleux ». Mais pour Peyrelevade, il n’a jamais fait aucun doute que « le pouvoir exécutif, au plus haut niveau, a aidé Bernard Tapie dans sa tentative d’extorsion d’argent public ». Sur ce scandale d’État, l’ancien banquier présente de nouveaux éléments accablants, qui montrent notamment la partialité du tribunal arbitral. Mettons simplement en garde les lecteurs qui s’attendent à un thriller politique : malgré l’humour pince-sans-rire de Peyrelevade, ce livre est assez aride et technique. Thibault Le Texier
Écrit en 1926, ce western littéraire a été porté à l’écran en 1948 par Alfred E. Green sous le titre Four Faces West. Eugene Manlove Rhodes y décrit la longue chevauchée d’un hors-la-loi, Ross McEwen, à travers le Nouveau Mexique, poursuivi par le légendaire shérif Pat Garrett, après avoir dévalisé un commerçant-banquier. Dans une écriture proche de la construction cinématographique, c’est une véritable mise en scène que l’auteur développe avec ses indications scéniques, ses plans fixes et plans-séquence… et où l’on retrouve tous les codes du western. McEwen est un vrai cow-boy, comme Rhodes lui-même l’avait été dans sa jeunesse. Sur plus de deux pages le narrateur décrit avec minutie comment McEwen arrive à dresser un bouvillon et à le monter ; il sait émettre des signaux en agitant une couverture devant le feu ; il a une connaissance géographique et géologique stupéfiante du territoire. Les paysages majestueux et grandioses qu’il arpente sont dépeints dans un style flamboyant. Les images de John Ford ou, bien sûr, de Alfred E. Green se superposent à la lecture. Et on entendrait presque Dean Martin chanter My Rifle, My Poney And Me.
McEwen est un bandit certes, mais il a ce que les hors-la-loi n’ont pas : le sens moral. Il règle au commerçant les achats avec l’argent qu’il lui a dérobé. Solitaire, il réfléchit, il se parle à lui-même ou à son cheval. Dévoué au bien, il vient au secours d’une famille mexicaine malade. Il a aussi des faiblesses, il est fatigué, il a des vertiges… vraiment, il ne correspond pas au cow-boy archétypique. Finira-t-il par trouver la rédemption au terme de ses épreuves ? La fin est relatée par le personnage picaresque du nom de Monte qui, au début du roman, racontait à ses interlocuteurs, dans un style haut en couleur, le forfait de McEwen. Il nous décrit son départ, son arrêt au fameux Monument El Moro sur lequel tant de personnages glorieux ont gravé leur nom. Lui aussi Pasó por aquí (est passé par là), lui aussi est un homme vertueux. « Nous sommes tous des gens biens » conclut Monte. David Azoulay
Les éditions Seghers proposent une réédition de leur anthologie de la poésie surréaliste parue en 1964, et reparue ensuite plusieurs fois. La revoilà donc telle quelle (enfin, on le suppose, même si certains textes sont bizarrement datés des années 1970 ou 1990), accompagnée de portraits des écrivains par Stéphane Manel et suivie de leurs notices biographiques « à jour ». Le choix inclut des textes d’auteurs majeurs, surréalistes de la première heure (Breton, Soupault, Éluard, Aragon, Desnos…), et d’autres de la toute dernière. Il fait la part belle à des étrangers et à des poètes moins ou peu connus (Henein, Unik, Zimbacca…), qu’ils aient appartenu au surréalisme du début ou à sa mouvance.
À partir de l’excellent plongeoir que constitue l’anthologie, le lecteur aura l’occasion de s’ébrouer, nouvellement ou pas, dans le surréalisme. Tout en se rafraîchissant dans ses ondes, il sentira plusieurs remarques lui venir à l’esprit : d’abord, que les textes des « grands » poètes présentés ne sont pas toujours ceux qu’on tient aujourd’hui pour les plus beaux ou les plus importants ; ensuite, que certains textes, écrits par des plumes illustres ou non, possèdent toujours un étonnant pouvoir de chamboulement (d’autres, bien sûr, lui paraitront assez léthargiques). Mais laissons chacun déterminer lui-même les courants turbulents ou porteurs qui lui agréeront !
L’anthologie, toute réédition presque à l’identique qu’elle veuille être, aurait cependant pu se faire plus accueillante en fournissant une bouée de lecture en supplément de la « vieille » préface de Jean-Louis Bédouin qui sent trop ses années 1960 et n’offre pas une flottaison minimale. Un commentaire contemporain préalable, proposant une perspective à la fois sur le « mouvement » surréaliste et sur la vision qu’on en avait il y a plus d’un demi-siècle, aurait été d’un grand secours. Mais, quoi qu’il en soit, avec ou sans aide à la natation, un bain de surréalisme, ça ne se refuse pas. Claude Grimal