L’anthropologue brésilienne Aparecida Vilaça nous enchante avec Paletó et moi, récit d’un amour filial poignant et hors norme. Ses Souvenirs de mon père indigène apportent un contrepoint réjouissant aux Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss ou aux Lances du crépuscule de Philippe Descola. Il nous prouve une fois de plus que la littérature, en appui de la science, fournit un formidable outil d’investigation de l’humain. Elle permet d’appréhender l’altérité sans filtres ni a priori : un moyen précieux de rendre le familier étrange, ou encore l’étrangeté familière.
Paletó et moi relève en partie de la littérature parce que sa teneur poétique repose sur le travail d’un écrivain attentif et méticuleux. C’est le récit de toute une vie : celle d’une anthropologue immergée au sein d’une tribu amazonienne, les Wari’, qui vivent dans l’État brésilien du Rondônia. Ces décennies d’intimité partagée (par intermittence, Vilaça retourne en ville pour poursuivre sa carrière et s’occuper de ses enfants) lui ont permis de nouer un lien particulièrement fort avec l’un des leaders Wari´– si l’on peut dire, puisque les Wari’ ne connaissent pas vraiment de hiérarchie –, l’extrêmement attachant Paletó, figure centrale du livre. Vilaça compose un portrait saisissant de cet homme espiègle et chaleureux, dont la vie a été exceptionnelle à bien des égards. Il va devenir au fil du temps son père adoptif et protecteur. Vilaça l’appelle d’ailleurs assez rapidement « mon père » – dans un contexte d’usage de la langue toutefois très éloigné de nos habitudes : « Parmi les Wari’, comme chez beaucoup d’autres ethnies, le terme “parents” (en portugais, parente) sert justement à désigner les non-parents, ceux pour qui on ne dispose pas de termes relatifs à la parenté ».
C’est par l’épisode déchirant de la mort de Paletó que débute le récit. Vilaça évoque son déclin physique (Paletó souffrait de la maladie de Parkinson), la cérémonie funéraire, puis les longues semaines de deuil, le tout avec une grande acuité, suscitant l’empathie immédiate du lecteur tout en le faisant entrer de plain-pied dans l’histoire à la manière d’un roman ou d’un film (on pense à l’introduction mélancolique de L’homme qui tua Liberty Valance). Cette suite de scènes émouvantes permet aussi d’aborder subrepticement la question du cannibalisme, avec une délicatesse rare, car – et c’est un des effets spectaculaires du livre – la coutume, telle que pratiquée dans le passé par les Wari’, nous paraît d’emblée, si ce n’est acceptable, mais compréhensible ; en tout cas, bien moins rebutante que l’on pourrait l’imaginer. Les Wari’ faisaient cuire les corps des défunts avant de les absorber, affichant par ce geste leur respect pour la famille du mort, c’était aussi le moyen pour eux d’accompagner le passage au monde des non-humains : « Les parents ne voulaient plus voir le mort : ils étaient las de toute cette tristesse ».
Ce récit procure une sensation de vertige par ce qu’il révèle en miroir de la nature humaine.
Vilaça retrace ensuite son histoire d’amitié avec cet homme considéré comme un sage, dans une amitié si profonde qu’elle s’apparente à de l’amour. Elle donne souvent la parole à Paletó lui-même, et c’est alors sa propre voix d’autochtone ayant tout vu et vécu que l’on entend. Témoignage exceptionnel car, Paletó ayant atteint l’âge de quatre-vingts ans, il a connu une vie où les terres Wari’ étaient dénuées de présence étrangère ; puis l’arrivée des premiers Blancs, les massacres, les épidémies, le programme de christianisation des missionnaires (qui contribuèrent à la survie des Wari’ avec un but prosélyte). A défaut de permettre à leur culture de perdurer, un grand nombre de Wari´ se sont convertis au christianisme, ce qui a fini par saper les fondements de leur culture, déplore Vilaça.
Ce récit procure une sensation de vertige par ce qu’il révèle en miroir de la nature humaine. Il y a la terrible évocation des massacres, les ripostes parfois violentes des Wari’ (apparaissant bien légitimes, entre instinct de survie et représailles, quoique déséquilibrées car, pour les Wari’, « un ennemi mort suffisait à assouvir leur vengeance »). Le thème de la colonisation est abordé sans tabou. Une véritable tragédie : les Blancs, en envahissant les terres des Wari’, finiront par les exterminer presque tous, non seulement par le biais de massacres répétés, mais aussi du fait des inévitables épidémies provoquées par leur simple présence physique. Les Wari’ n’ont fait que se défendre avec des moyens rudimentaires, avant de finir par capituler devant la supériorité numérique de l’ennemi. Un autre aspect passionnant est le choc de civilisation vécu par Paletó et ses pairs. Vilaça évoque l’effarement des Wari’ découvrant petit à petit les technologies du XXe siècle, jusqu’aux plus récentes : « Paletó a toujours énormément apprécié Barbara [une missionnaire], et je me souviens de la chaleureuse conversation qu’ils eurent via Skype, lui chez moi, à Rio, elle en Allemagne ».
À plusieurs reprises, Paletó et ses proches ont séjourné au domicile de Vilaça, à Rio de Janeiro. Les remarques de Paletó, toujours malicieuses et pénétrantes, sur l’environnement urbain sont inoubliables. C’est par ce biais, la perception qu’il en a, que nous sommes invités à reconsidérer tout ce qui nous semble désormais si commun et ordinaire (la radio, les magnétophones, les téléphones, les ascenseurs, les avions, les téléviseurs et bientôt internet), comme relevant d’une extrême étrangeté – pour peu que l’on procède à un basculement de regard. De surcroît, à plusieurs reprises, Vilaça met l’accent sur l’imaginaire par ailleurs si riche des Wari’, se penchant en particulier sur leur rapport original et complexe au monde animal, fusionnel : « je notai dans mon carnet de terrain : “Apparemment beaucoup d’histoires de personnes qui deviennent des animaux/personnes. Comme s’il était très facile de passer de l’un à l’autre” Je ne pouvais m’imaginer que tout mon travail à venir serait profondément marqué par cette perception des choses ». Poésie donc, mais aussi philosophie, car l’observation participante de l’anthropologie mène à la réflexion. Mais contrairement par exemple à Philippe Descola qui clôt chacun des chapitres des Lances du crépuscule par un discours très élaboré, Vilaça nous dispense de tout raisonnement théorique. C’est au lecteur de tirer des enseignements de sagesse, par la force des anecdotes relatées avec tout le talent d’une écrivaine.
Aparecida Vilaça nous dispense de tout raisonnement théorique. C’est au lecteur de tirer des enseignements de sagesse, par la force des anecdotes relatées avec tout le talent d’une écrivaine.
Il faut dire que Vilaça, en choisissant d’étudier les Wari’, ne pouvait mieux tomber, tant les membres de cette tribu se révèlent sympathiques, dépourvus de toute méchanceté, pratiquant une sexualité désinhibée, aimant la cuisine, la fête et la danse, respectant les anciens autant que les enfants. On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec les modèles idéaux de vies bohèmes des années 1970 lorsqu’elle évoque ce souvenir : « Quand j’arrivai à Rio Negro, il y avait une maison que les Wari’ désignaient comme le kaxa […] construite à la façon des seringueiros, avec des murs de paxiúba et un toit à double versant, elle était toujours animée, des vinyles cloués aux murs et un tourne-disque qu’on utilisait durant les fêtes ».
Enfin, un autre aspect fondamental de Paletó et moi et qui rend sa lecture si délectable, c’est son humour pince-sans-rire et ravageur. On y trouve quantité d’anecdotes désopilantes, parfois burlesques, comme l’arrivée du premier train, ce « corps étrange d’où sortaient les blancs » qu’ils essaient de repousser au moyen dérisoire d’arcs et de flèches ; la prise de contact avec les missionnaires : « Paletó me dit qu’il trouvait très étranges toutes ces histoires sur la création des choses et qu’ils se regardaient les uns les autres d’un air perplexe en se demandant : ça rime à quoi, tout ça ? » ; l’histoire tragicomique du prêtre débarquant seul dans un village Wari’ et qui, dans son enthousiasme et sa ferveur, se met à crier et jouer de l’harmonica pour attirer l’attention des indigènes, geste aux conséquences fatales : « Ils l’observèrent un moment avant de décider de le transpercer de flèches “On pensait qu’il allait nous prendre nos femmes”, me dit un Wari’ ». Ou encore ce passage remarquable où Paletó découvre, à l’occasion d’une balade en ville avec sa fille adoptive, une boutique de location de films porno, et demande à la visiter : « Morte de honte (après tout, Paletó était pour moi un père), je m’exécutai et l’un d’eux piqua particulièrement sa curiosité », puis à visionner le film en question (une parodie de Retour vers le futur !), ce qui engendre des commentaires savoureux de Paletó : « Il me demanda ainsi si ces femmes n’avaient pas honte de montrer leur anus, qu’il nomma le “chemin de pamonha”. En les voyant gémir et crier au moment de l’orgasme, il me demanda si elles allaient mourir, pour conclure à la fin de la séance qu’il avait pitié de toutes les personnes qu’il venait de voir parce qu’elles ne savaient pas faire l’amour correctement ».
Avec ce récit aussi profond que drôle et joyeux, Aparecida Vilaça ouvre sans en avoir l’air une voie inédite dans l’anthropologie moderne. Sans jamais tomber dans la vulgarisation, elle rend cette discipline accessible et enthousiasmante. Il y a fort à parier que ce magnifique Paletó et moi suscitera des vocations.