À l’écoute (13)

Notre chronique de la poésie contemporaine s’arrête aujourd’hui sur Serge Núñez Tolin, Alexis Bardini, Jude Stéfan, Jean-Marc Sourdillon, Debora Vogel, Éric Sautou et Marc Graciano.

Serge Núñez Tolin | Les mots sont une foudre lente. Rougerie, 80 p., 13 €

Il y a cette immensité du rien qui cerne les choses, tout ce silence qui rôde partout et avec lequel Serge Núñez Tolin cherche un dialogue improbable : comment le silence pourrait-il entendre « les mots des choses » ? « S’il rend un écho, c’est notre voix. » Celle-ci, la voix du poète, est un « bourdonnement » qui ressemble à ce « tremblement dans l’air que l’on vient prendre à la fenêtre », une sorte d’accord secret. S’en tenir au quotidien, cette énigme, à l’écoute d’un presque rien dans les mots pour dire « la prose des jours simples ». Peut-être y trouver la paix ou cette « joie qui presse le corps entier, le pousse à sortir de soi », à moins que ce ne soit cette « présence qui nous retient. Quelques mots, une main venue dans la nôtre, une épaule, rien, un infime moment entre les corps ». Serge Núñez Tolin appelle le monde dans la fragile lumière des mots, mais « le temps de les écrire, les choses que je croyais s’y trouver se sont dérobées ». De toute façon : « Nous allons avec les poussières qu’un courant d’air lève et dépose à peine plus loin ».

Alain Roussel

Alexis Bardini | Le vent qui porte les pollens. Photographies d’Isabelle Liv. Corlevour, 144 p., 17 € 

Le vent qui porte les pollens, Alexis Bardini

Il y a dans ce recueil un effet particulier de gong. Les mots percutent, les images résonnent. Des photographies en noir et blanc d’Isabelle Liv produisent de touchants échos. Le poète parle d’exil dans une forme qui donne au lecteur le sentiment du mouvement. L’exil est mouvement, la mise en page traduit cela : distiques comme posés en abscisses page de gauche, poèmes en ordonnées page de droite, voilà la respiration propre à ce livre. Et se dévoile au fil du recueil la nature profonde de l’exil, prendre tous les risques, « le regard loin / plus droit que l’horizon ». Identité bousculée, langue perdue, on voit se dessiner une ligne du temps, les générations de ceux qui n’ont eu d’autre choix que la croisée des chemins. Paradoxalement, ces poèmes nous ancrent dans la terre, quittée ou adoptée. Le feu, l’eau et l’air sont présents aussi, « mondes brassés ». Convoqués également, les mots de la poussière, de la cendre, du grain, du gravier, du germe. L’exil est semence. On a l’âme qui racle le sol, on s’identifie à « ceux qui boitent du ciel »; et l’on trouve encore l’espoir fécond, l’eau fraîche d’une source, « ce chant lointain qui coule sous tes lèvres ». La tonalité du recueil n’est pas amère, elle est douce et vive, et atténue ce qu’il pourrait avoir d’élégiaque. L’exil est une prouesse. L’écrire de cette manière, un tour de force. 

Marie-Pierre Stevant-Lautier

| Jude Stéfan/Maurice Chappaz. Revue Europe, n° 1127, mars 2023, 364 p., 22 €

Jude Stéfan, poète atypique, alyrique pourrait-on dire, quoique l’appellation mériterait moult explications, se trouve au cœur du récent numéro de la revue Europe, qui fête son centenaire cette année, il faut le rappeler. Jude l’obscur, donc, comme si on le connaissait mal, ou plutôt, comme s’il fallait mal le connaître, homme lige de la poésie, et cependant libre de toute contrainte, qui ne mégotait pas sur les préceptes, des plus élémentaires parfois : « il faut écrire assis mais dans un trou ». Au vrai, ce n’est peut-être pas le poète qui ratiocine ici, mais l’homme, ou l’inverse, tant il est difficile de séparer l’un de l’autre. Ce à quoi s’attelle de très subtile façon Gérard Cartier, dans son introduction qui donne le la à la revue : « La poésie est une fille libre ». Le reste est à l’avenant, qui tente de cerner une œuvre qui oscille entre l’inexplicable et l’inexpiable, le mourir et son aversion, le rire et son inverse : « c’est pour cela que l’on écrit : parce que cela ne sert à rien d’écrire ». Le lecteur pourra toujours chercher à sortir du trou en regardant du côté de Maurice Chappaz, autre hôte de la revue, qui, lui, visait « les hautes cimes comme des statues qui bougent ». Un numéro haut en couleur.

Roger-Yves Roche

Jean-Marc Sourdillon | Aller vers. Gallimard, 104 p., 16,50 €

Le dernier livre de Jean-Marc Sourdillon, composé de deux parties, Aller vers et Sur le fil, écrit l’instabilité, le mouvement et dit les visions du monde proche. La Seine traverse le livre telle une passerelle avec ses accords, son masculin osé, son pluriel. On pense à la Seine en rengaine, chanson ancienne des mariages. Au début, Les bondissants, hommage à de supposés chevreuils entendus, non vus, cale la poésie en prose autant sur l’observation que sur le son juste. Ce qui importe, c’est la pulsation déclenchée, l’écho du vivant, le rapport à la nature (ici des Cévennes) nourri des lectures de Philippe Jaccottet. Le fleuve est la métaphore de la vie d’un homme. L’estuaire y est plus important que la source. Que fait-on de sa vie ? Le souffle est dans toutes les expériences. En amour, comment dire la rencontre ? La sensualité d’estuaire convient au fleuve, à la vie, à la femme aimée qui donne confiance au-delà de la foi :  « Moi qui vais vers toi… et toi, là-bas, avec ton cœur qui bat au milieu de tes gestes… la vie plus vaste que le destin ». On se souvient alors de la citation d’Anne Dufourmantelle en exergue.

 Aller vers, dessein contraire à la dispersion, laisse la part belle à l’expérience. Livre de la maturité là où elle excelle. On retrouve ici la tension du précédent livre, le travail remis sur le métier d’une écriture du questionnement qui dit l’ouverture, la légèreté et la confiance dans la vie. 

Catherine Champolion

Debora Vogel | Figures du jour et Mannequins . La Barque, 266 p., 29 €
Figures du jour et Mannequins Debora Vogel

Beau travail d’édition, rassemblant l’orignal yiddish et la traduction française de deux livres d’une beauté singulière, publiés à Lemberg (Lwow, Lviv), en Ukraine actuelle, respectivement en 1930 et 1934. À trente ans, Debora Vogel a fait le tour des principaux foyers de création  européens (dont Paris) et entre par la poésie dans l’art de son temps. Le yiddish, langue d’adoption (elle est née en 1900 dans le shtetl de Burchtyn), la projette dans un univers de pure inventivité. Cela donne des pièces à la fois simples et somptueuses, conduites avec élégance et fermeté, dont la diversité est soulignée par les titres des cahiers qui composent ces deux recueils : Rectangles, Maisons et rues, Poèmes de ville, Robes lasses, Tôle… On y est plongé dans un plasticisme résolu. « Le rôle du mot : n’être qu’un élément pour la construction d’une réalité particulière », écrit-elle. Et encore : « Je comprends mes poèmes comme une tentative de nouveau style en poésie, je trouve en eux une analogie avec la peinture moderne. » Ce qui n’empêche le lecteur d’y sous-entendre, dans les procédés combinés de classification, de scansion et de répétition, la musique hébraïque d’un Sefer Yetsirah, par exemple. Enfin, les dates parsemant ces pages suggèrent un souci constant de mener à bien une œuvre – qui hélas va s’interrompre brutalement : Debora Vogel va périr assassinée, lors de la liquidation du ghetto de Lviv par les nazis, en août 1942.

Jean-Marie Perret

Éric Sautou | Grand Saint-Vincent. Unes, 104 p., 19 €

Poésie vaut-elle rédemption ? C’est la figure de Jeffrey Dahmer, le sinistre « cannibale de Milwaukee », qui hante les pages de Grand Saint-Vincent, le dernier recueil d’Éric Sautou. L’homme que peut-être « Dieu n’entend pas », que « père et mère ne voient pas », à qui même les rivières n’ont pas donné leur amour, l’homme qui confesse : « je suis dans l’ombre (où je n’ai jamais peur) et j’attends », qui boit, boit et boit encore. Mais rien n’y fait, il tue, les mains pleines de sang, lui claquemuré dans son enfance, les autres inatteignables (« je reste seul dans mon enfance et je pense à la mort quand il est mort et je suis stupéfait »). Le portrait de Jeffrey Dahmer est impossible, les mots résonnent comme on sonnerait en vain le tocsin : « la mort a duré toute ma vie je suis là dans la chambre et j’ai froid assis et seul sur mon lit plus personne ». L’évocation finale de quelques paysages sombrement lumineux du peintre Léon Spilliaert, ainsi que celle de Lazare, valent peut-être réparation, sinon rédemption : « j’offre à chacun sa pierre (et la couvre d’un drap) ».

Roger-Yves Roche

Marc Graciano | Noirlac. Le Tripode, 144 p., 13 €

Après la langue si précise et cadencée de ses romans, Noirlac confirme que Marc Graciano est bien poète. Noirlac, c’est là que l’auteur a sa maison, là qu’il tape de brèves notations sur sa machine à écrire : deux ou trois vers libres qui en typographie courrier ramassent le sens pour le renvoyer au blanc de la page qui les entoure. Marc Graciano évoque les gestes du quotidien, la pierre du « seuil » qui ouvre et ferme le recueil, la cour où le poète passe son « balai de sorcière », les bruits humains qui entourent la maison. Mais les animaux, et surtout les oiseaux, se taillent la part du lion. La même structure revient : « en volant / elles se renseignent mutuellement/les corneilles », « à cause du vent / il ne m’a pas entendu venir / le chevreuil », un sujet pronominal effectue l’action, avant qu’au dernier vers seulement soit nommé l’être, comme s’il fallait d’abord rendre le mouvement ou le cri dans leur vivacité avant de laisser le lecteur réfléchir, rêver à l’animal.

Marc Graciano décrit un lieu de paix et de « joie » – dernier mot du recueil – en y incluant la violence du monde : un nid de ramiers « pillé », ou « couchée sur le talus / la tête fracassée / la petite chatte ».

Sébastien Omont

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