Dures années de l’enfance

Lorsque parurent les trois petits volumes de son autobiographie, La Trilogie de Copenhague, entre 1967 et 1971, Tove Ditlevsen (1917-1976) était déjà une poète et auteure reconnue dans son pays, le Danemark. Le premier, Enfance, reparaît en français.

Tove Ditlevsen | Enfance. La Trilogie de Copenhague 1. Trad. du danois par Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen. Globe, 160 p., 18 €

Ces trois livres eurent un grand succès et appartiennent de nos jours aux classiques de la littérature danoise du XXe siècle. Leur traduction partielle en français, il y a une trentaine d’années, passa cependant relativement inaperçue. Ce ne devrait pas être le cas aujourd’hui où le type d’histoire qu’ils présentent, celle d’un(e) enfant passionné(e) par la littérature dans un milieu défavorisé hostile à la culture livresque, suscite d’autant plus l’attention qu’il a été chez nous « traité » par d’excellents écrivains ou penseurs (Didier Eribon, Annie Ernaux…). La version non sentimentale, mystérieuse et pointue qu’en donne Ditlevsen devrait passionner par son acuité aux questions de souffrance et de honte sociales et par son utilisation d’une voix nette et claire, curieusement distanciée, souvent sur le point de se briser. 

La trilogie de Copenhague, de Tove Ditlevsen, enfance
Tove Ditlevsen © Gyldendals Billedbibliotek

Enfance raconte ainsi, d’un point de vue qui est à la fois adulte et enfantin, l’histoire de Ditlevsen, née à Copenhague dans un milieu ouvrier pauvre, d’un père ouvrier socialiste souvent au chômage et d’une mère au foyer. Très tôt, la petite fille s’imagine poète, ce qui ne correspond à ce qu’on attend ni de son sexe ni de sa classe sociale. Son père lui signale l’impossibilité d’un tel désir ; sa mère et son frère s’esclaffent. Pour sa mère, l’avenir de Tove doit simplement consister à se marier, idéalement avec « un  artisan [qui a] un emploi stable, […] rentre tout droit à la maison avec la paie de la semaine et […] ne boit pas ». 

Aucun de ses deux parents ne sait lui manifester d’affection, le premier pour cause de mélancolie, la seconde par un profond ressentiment à l’égard de l’existence qui l’a rendue imprévisible et violente. Tove apprend donc en grandissant à éviter de mécontenter sa mère, à se taire, à feindre la bêtise et à observer. Une seule amie, Ruth, sera sa compagne pendant cette enfance à laquelle un terme est mis à quatorze ans, âge auquel elle doit quitter l’école pour travailler. 

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La dureté de ces années, attestée par la réalité des circonstances affectives et matérielles, se trouve cependant minorée dans le livre par une narratrice qui la dédramatise avec un détachement obstiné tout en en réintroduisant le pathétique dans des passages très frappants. « Où que l’on se tourne, on se cogne à son enfance et l’on se fait mal parce qu’elle est pleine d’angles et qu’elle est dure et qu’on ne s’arrête que quand elle vous a complètement déchiqueté », écrit Ditlevsen.

Mais lorsque la douleur est avouée, aucune métaphore ne parvient à en épuiser la force, et la narratrice doit poursuivre et modifier ses images : « L’enfance est longue et étroite comme un cercueil, on ne peut pas s’en échapper sans aide… Elle est toujours là, en permanence, tout le monde peut la voir », écrit Ditlevsen ; « On ne peut pas s’échapper de l’enfance, elle flotte autour de chacun de nous comme une odeur persistante… et chaque enfance a sa propre odeur. On ne connaît pas la sienne et l’on a parfois peur qu’elle soit pire que celle des autres… Il faut supporter l’enfance et la traverser heure après heure, pendant un nombre interminable d’années. Seule la mort peut en délivrer, c’est pourquoi l’on pense beaucoup à la mort. » Dans la vie réelle de Ditlevsen, la mort dont le texte parle ici surviendra en 1976, cinq ans après l’achèvement de l’autobiographie, l’auteure mettant fin à ses jours. 

Tove Ditlevsen Enfance

Jeunesse et Dépendance (les deux volumes suivants de la trilogie qui paraitront en français en mars et septembre 2024) poursuivent le récit ici commencé, abordant la réussite de l’auteure, les mariages désastreux, l’addiction aux opioïdes… Les traits psychologiques esquissés dans Enfance se confirment, la narratrice y persiste dans son refus de l’apitoiement, la mise à distance d’événements personnels et historiques dramatiques. Se précise aussi dans ces deux volumes, derrière l’illusion d’hyper-conscience et de contrôle, la fragilité du système de survie élaboré dans l’enfance qui aboutit dans Dépendance à un effondrement aussi bizarre que terrifiant.

Dans Enfance, l’horrible, sous forme de violence ou de perversité sociale et psychologique, est déjà là, mais la narratrice décrit la protection qu’elle s’est trouvée contre elles et qui lui réussit jusqu’à un certain point : lire de la poésie et de la prose, en écrire. Après tout, signale-t-elle, ce sont les contes de Grimm que son père lui a offerts pour ses cinq ans qui l’ont sauvée, car sans eux « [s]on enfance aurait été triste, morne et misérable », et c’est le mot « affliction », trouvé dans Gorki et qu’elle ne comprend pas, qui l’a enchantée, surtout une fois que son père lui a expliqué que c’est « un concept russe… qui veut dire souffrance, misère, chagrin ». Elle deviendra alors son propre Grimm ou Gorki, bref sa propre sauveteuse – pour un temps. 

Ainsi, si Ditlevsen paraît avoir été façonnée par et pour « l’affliction », elle l’a été aussi par son refus obstiné de lui rendre les armes. Mais façonnée, elle l’a été plus encore, tant mieux pour nous, par et pour la littérature. Découvrons-la.