Tout montrer

« Il faut tout montrer » : telle est l’injonction qui guide l’autrice péruvienne Gabriela Wiener. Et c’est bien ce qu’elle fait, presque compulsivement, dans son premier roman, Portrait huaco. Connue notamment pour ses incursions dans le journalisme gonzo et ses performances, elle se place ici, à nouveau, au centre de son récit afin de prolonger ses investigations autour du moi.

Gabriela Wiener | Portrait huaco. Trad. de l’espagnol (Pérou) par Laura Alcoba. Métailié, 160 p., 19,60 €

Un moi pris dans un conflit long de cinq siècles, celui de son double héritage européen et indien : « Dans mes veines coule un mélange pervers de pilleur huaquero et de huaco, voilà ce qui me scinde en deux. » Car son arrière-arrière-grand-père était Charles Wiener, dont elle veut nous montrer l’envers de la réputation, celle d’un grand explorateur et aventurier. Tristement célèbre pour avoir failli trouver l’emplacement de Machu Picchu, son portrait se dessine à travers des extraits de son Voyage au Pérou et en Bolivie (1875-1877), exemple du racisme scientifique de l’époque, qui ponctuent le récit. Il est également à l’origine d’une collection d’objets incas (autour de 4 000 selon l’autrice) et de restes humains, conservée au musée du Quai Branly, que la protagoniste découvre enfin lors d’une visite à Paris. Mais, en regardant ces statuettes, c’est son propre visage qu’elle retrouve : « Dans la vitrine, mon propre reflet se mêle aux contours de ces personnages à la peau marron, avec des yeux semblables à de petites blessures brillantes, des nez et des pommettes de bronze aussi polies que les miennes, au point de former une seule composition, hiératique, naturaliste. » Témoignage du pillage européen dans les colonies, mémoire volée à un continent et jamais restituée, elles sont à plusieurs titres le double de la narratrice. Portrait huaco se construit ainsi à partir d’un jeu de miroir : à l’histoire de l’ancêtre pilleur s’ajoute celle du père, dont la mort met au jour sa double vie et l’existence d’une famille illégitime. Et lors des obsèques, comme son père l’a fait avec sa mère, elle trahit ses partenaires en leur dissimulant une liaison avec un jeune journaliste rencontré lors de son séjour à Lima à cette occasion, début d’une crise dans une relation polyamoureuse basée sur l’honnêteté. 

Portrait de Gabriela Wiener
Gabriela Wiener © Daniel Mordzinski

Avec sa « tête d’indienne » et son nom « pompeux » car étranger, l’Histoire du continent est inscrite dans son corps même. Le roman devient une sorte de contre-histoire, ou, bien plutôt, une « archéologie romanesque » dont le but est d’exhumer ces existences passées sous silence. « L’histoire, nous dit la narratrice, est blanche et masculine » et relègue en note de bas de page des vies entières, comme celle de son arrière-arrière-grand-mère, María Rodríguez, dont Charles Wiener ne fait nulle mention, ou celle de Juan, cet enfant acheté à une mère alcoolique et ramené en France afin de prouver qu’il était possible de civiliser les Indiens. Au fil des pages, Gabriela Wiener se trouve une autre filiation chez les opprimés, les bâtards, les victimes du racisme. « Mon identité marron, chola et sudaca, ce terme utilisé en Espagne pour désigner les latino-américains, tente de dissimuler la Wiener en moi. » De nombreux passages décrivent alors son quotidien d’immigrée en Espagne, souvent confondue avec la femme de ménage ou la baby-sitter de sa propre fille.

Comme un acte de résistance politique face à une société exigeant des succès rayonnants, elle choisit de raconter cette histoire, son histoire, celle de sa famille, celle de son ancêtre, à partir de leurs failles, de leur vulnérabilité. Dans cette perspective, l’autrice rappelle aussi la condition d’étranger de Wiener en France avant son ascension sociale consécutive à son expédition : « Parfois je l’oublie, mais avant de devenir Charles, Karl était aussi un Juif et un immigré, quelqu’un qui désirait s’assimiler, ne plus être stigmatisé ». Elle aurait ainsi en partage avec son ancêtre le stigmate de la condition d’immigré, tous deux étant confrontés à la contrainte de s’assimiler à une société qui les rejette, en raison de leurs origines, juives ou indiennes. Mais ce qui les distingue de manière irréparable, c’est cette bâtardise qui a donné lieu à sa propre famille :  « Si j’essayais de faire un résumé semblable de ma vie, il faudrait ajouter à ma condition d’immigré vivant en Espagne et issue d’une ancienne colonie espagnole, la bâtardise engendrée par les expéditions scientifiques franco-allemandes du XIXe siècle, des mouvements géo-politiques qui font de moi à la fois la descendante d’un universitaire et un objet archéologique et anthropologique de plus ». Bâtarde plutôt que métisse, terme qui à ses yeux dilue, voire efface, tout conflit lié à la colonisation, et tente de pacifier cette lutte qu’elle vit dans sa propre chair. 

"The Lima Mural Project" Portrait huaco , Gabriela Wiener
« The Lima Mural Project » ©CC BY 2.0/F Delventhal/Flickr

Dans les histoires de ces deux hommes, l’illustre ancêtre et son père, Gabriela Wiener se reconnaît alors, puisqu’elle aussi, en tant qu’écrivaine, détourne l’histoire : « N’est-ce pas ce que font tous les écrivains, saccager l’histoire véritable, la vandaliser jusqu’à obtenir un éclat différent dans le monde ? » À leur image, elle fait de l’autofiction, met « la littérature dans la vie », au risque de fabuler à son tour : « Wiener », lequel ? est-on tenté de se demander, « c’est un fabulateur, de ceux qui savent à quel moment ils doivent se foutre de l’éthique et des conventions littéraires pour captiver leurs lecteurs, n’hésitant pas à rehausser l’histoire de leurs aventures avec toutes sortes de recours littéraires ». 

Bâtarde, cholasudaca, immigrée, « la plus amérindienne [india] des Wiener », elle, la polyamoureuse qui gâche tout, qui n’arrive pas à décoloniser son désir, « la plus opprimée » dans ses groupes féministes… la liste pourrait encore s’allonger. Mais, à force d’exposer ses faiblesses dans cette « lente fabrique du moi », elle finit à son tour par passer sous silence des aspects qui pourraient troubler cet autoportrait en héroïne postcoloniale. Par de subtils glissements du sens, elle crée en effet un parallèle entre son expérience migrante et celle des travailleuses péruviennes – employées domestiques, ouvrières, serveuses – qui ont dû quitter leur pays à la recherche d’une vie meilleure. Pour autant, partie pour faire des études à Barcelone, directrice de la version espagnole de Marie-Claire, collaboratrice du puissant journal El País, elle est loin de partager leur condition. 

« Ma littérature, déclare-t-elle dans un entretien, est faite à partir du je, avec le je mais contre le je. » Tout montrer vraiment est, pour Gabriela Wiener, une forme d’activisme, au risque de rendre bien ténue la frontière avec l’autopromotion. Et, comme souvent aujourd’hui, l’intérêt du livre risque de se limiter aux sujets abordés – la réécriture de l’histoire par les vaincus, la remise en cause de la famille traditionnelle, l’identification péjorative, etc.) – puisque cette forme volontairement inachevée et hybride, loin d’être le seul symptôme d’un sujet brisé, témoigne plutôt d’un désintérêt pour l’écriture elle-même. En ce sens, si Portrait huaco cherche à déstabiliser, à surprendre par son montage – un peu forcé – entre enquête historico-familiale et récit polyamoureux, il demeure au fond un livre convenu, qui paraît s’adresser à un lectorat blanc, occidental, en exploitant son éventuelle culpabilité.