L’ambiguïté du design

Le design est chose ambigüe : au mieux, il est une philosophie de l’habiter, une esthétique, voire une politique ; au pire, il est une économie de la communication, un marketing, voire un système de la consommation. Tout dépend de la façon dont on aborde cet objet polymorphe, voire protéiforme, de la modernité. Catherine Geel et Claire Brunet explorent cette multiplicité dans une petite somme en édition de poche.

Catherine Geel et Claire Brunet | Le design. Histoire, concepts, combats. Gallimard, coll. « Folio Essais », 576 p., 12,90 €
atherine Geel et Catherine Brunet, Le design. Histoire, concepts, combats , chaises New York
New York, NY 117 © CC BY 2.0 /Design for Health/ Flickr

La riche histoire du design, qui prend ses racines aussi bien dans les arts décoratifs de la révolution industrielle que dans le discours moderniste de l’architecture, expose les nombreux écueils d’une discipline qui traine avec elle son ambiguïté essentielle, démultipliée dans une myriade de dilemmes : dessin ou dessein, forme ou fonction, projet ou anarchie, objet ou produit, musée ou centre commercial, raison ou magie, libération ou domestication, œuvre d’art ou kitsch, industrie ou artisanat, productivisme ou écologie, société de consommation ou tiers-mondisme ?

Un premier défaut du livre se situe alors dans la priorité qu’il concède dès le sous-titre à l’histoire sur les concepts. L’ensemble peut alors donner l’impression d’une succession de fiches, fort à propos pour des étudiants ou des autodidactes qui chercheraient à se cultiver sur le design et, par la même occasion, sur une quantité d’autres disciplines voisines (l’architecture, l’informatique, l’urbanisme, l’écologie, la critique). Mais il faut dire que si l’on y cherche une pensée du design, on s’expose au risque de la déception (et de la confusion : la table des matières étant bien trop riche et la division du propos, excessive).

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Se révèle ainsi la double nature du design, qui est d’être à la fois une industrie et un discours, l’un excluant l’autre. Dans ses périodes les plus fécondes, le design a tendu à chaque fois vers l’une des deux extrémités de son ambiguïté propre, la révélant du même coup.

Le propos ferait ou a fait un très bon cours. Devenu texte, le discours est certes pertinent et instructif, mais il ne devient véritablement stimulant que lorsque les designers et designeuses qu’il évoque le sont eux-mêmes : le Bauhaus, l’école d’Ulm, les radicaux italiens ou encore Memphis offrent des passages propices à la pensée. En revanche, quand on aborde des disciplines comme la cybernétique, le marketing et la publicité, le design digital, le design automobile, etc., on est confronté au néant de celles-ci : en reprenant les nouveaux langages de ces disciplines à la consistance mal assurée, le livre rejoue l’ambiguïté essentielle du design et se perd dans sa démultiplication en des discours divergents. La limite de l’ouvrage se situe ainsi dans la mise en œuvre trop discrète d’une pensée, causée par l’absence de langage propre, seul à même de la développer.

Une structure conceptuelle et interrogative peut néanmoins être dégagée de l’introduction de l’ouvrage et de la conclusion de certains chapitres, afin de restituer la difficulté à penser le design, les aspérités conceptuelles et intellectuelles de la chose, et son intérêt.

En introduction, le design est défini comme la discipline qui « standardise les formes de vie ». S’ensuit l’interrogation principale du livre : « l’intérêt pour le domestique ne serait-il pas, à partir d’un certain point, une domestication ? La passion pour les procédures, les protocoles ou les contrôles qualité ne seraient-ils pas le berceau de l’évaluation permanente ? Et de quelle libération(s) la circulation de l’information tant vantée serait-elle le lieu ? ». On en vient ainsi à se demander comment le design – qui est à la fois à la base d’une infrastructure de la production d’objets en série et pour les masses et à l’origine d’un discours critique sur les formes de vie et les objets en général – est une discipline productiviste en même temps qu’une discipline critique.

Car si le design est productiviste, il est conforme à sa nature dans la mesure où il produit des objets, mais il se prive de la possibilité d’être critique et de remettre en cause la profusion même des objets. Et si le design est aussi critique, il produit des discours radicaux remettant en question les époques et la pertinence même de leurs objets, au risque de ne plus produire d’objets pour être en accord avec les critiques qu’il en fait (c’est le cas, par exemple, de l’architecture radicale italienne, ou encore du design écologique). Se révèle ainsi la double nature du design, qui est d’être à la fois une industrie et un discours, l’un excluant l’autre. Dans ses périodes les plus fécondes, le design a tendu à chaque fois vers l’une des deux extrémités de son ambiguïté propre, la révélant du même coup. S’obligeant ainsi à tout reprendre à zéro : les problèmes du design constituent le moteur de son histoire.

Les conclusions de certains chapitres ressaisissent et expriment alors ces tensions, permettant de dégager les problèmes essentiels. Le plus souvent exprimées sous formes d’alternatives, elles constituent le cœur réflexif du propos et sont sans doute la meilleure introduction au design que propose le livre. En voici quelques formulations.

« Le design participe-t-il seulement de la consommation en se contentant de l’accompagner ? Ou lui donne-t-il de façon fondamentale sa/ses formes ? » Par l’infrastructure même de son système de production et de consommation, le design est rattaché à une idéologie que les designers se sont pourtant employés à penser et à critiquer. On touche alors à l’un des problèmes fondamentaux du design : le designer est un artiste qui est moins soumis au marché de l’art qu’au grand marché de la consommation, et qui dépend de l’industrie pour la production de ses pièces. La liberté et la créativité de l’artiste se retrouvent, pour les designers, réduites à l’extrême par les contraintes marchandes, élevées à l’échelle industrielle.

 « [En entrant tout à la fois au musée et dans les centres commerciaux], la discipline agrandit-elle logiquement son territoire d’expression ou, au contraire, réduit-elle ce faisant sa capacité d’action sur les formes de vie ? La discipline est-elle devenue seulement l’agent d’un milieu ? Saura-t-elle réinventer des formes qui puissent redire à tous son intrication au monde, sans se contenter de parler à son public habituel ? » Car le design est pris entre les deux pôles opposés de sa destinée : le musée et le centre commercial. Et sa richesse consiste en sa diffusion (qui est aussi bien sa pauvreté) du monde muséal, où l’œuvre se fige dans une aura anhistorique et abstraite, et du centre commercial, lieu de la consommation et de la dégradation de l’objet en marchandise – processus tout aussi abstrait, qui relève des arcanes d’un capitalisme alchimique.

atherine Geel et Catherine Brunet, Le design. Histoire, concepts, combats , chaises
Belle visite au campus Vitra © CC BY 2.0/ Rosmarie Voegtli/ Flickr

 « La problématique classique [dans le rapport du design à l’écologie] est la suivante : le nouveau ambitionne-t-il des manières qui semblent anciennes ? Cette direction est-elle pensable pour une communauté professionnelle qui a toujours majoritairement choisi le progrès ? Les besoins de la planète et les besoins humains peuvent-ils engendrer une nouvelle définition du mot [environnement] ou quelles guerres nous faut-il ? » On touche alors à l’une des interrogations conclusives de l’ouvrage : un design écologique est-il possible ? Paradoxale entreprise de réinvention d’un rapport à la nature de la part d’une discipline qui est l’un des fruits les plus raffinées de la culture, qui s’est construite en grande partie en s’opposant à la nature. Plus paradoxal encore, le design est enraciné dans la culture productiviste et l’idéologie « progressiste » de la révolution industrielle, et il est l’un des avatars d’un nouveau qui ne tient jamais en place là où, précisément, l’écologie cherche avant tout à retrouver le sens du lieu.

Il y a eu des designers qui, tout en allant jusqu’au bout de leur art, sont allés contre le design lui-même : le design sans projet, né chez les architectes radicaux italiens d’Archizoom et de Superstudio notamment, est à la fois l’aboutissement et la négation de la discipline. Avec eux, le design montre qu’il n’est jamais aussi efficace que lorsqu’il ne produit plus que des problèmes – d’où son nihilisme essentiel. Car dans un monde d’objets, il ne suffit pas de proposer de nouveaux objets pour changer le monde. Le monde est l’horizon des objets, et non l’inverse : leur profusion s’écoule dans les limites que lui fixe le monde.

Ce qui est vraiment beau, dans l’œuvre du design comme discipline, c’est ainsi la tentative toujours répétée de changer le monde : en changeant l’espace, le sens de l’habiter, et la situation des corps. Ce qui est encore plus beau, c’est que le design possède la bonne vision mais, par destinée, les mauvais moyens : les objets, encore plus quand ils se multiplient à l’infini, ne sont bons à rien. Et ce qui manque, essentiellement, à une histoire trop plate de la discipline, c’est de mettre en lumière qu’elle n’est pas constituée par autre chose que les échecs répétés des designers face aux problèmes que, les premiers, ils ont découverts.