Quand un patient consulte un psychologue, voire un psychanalyste, c’est souvent pour se débarrasser de symptômes « anormaux ». Sans toujours le dire, ces patients aspirent douloureusement à devenir « normaux ». C’est malheureusement encore plus vrai des parents amenant leur enfant qui détonne par rapport à ceux de son âge. La référence à la norme se glisse partout, que l’on cherche à s’y conformer sans l’avouer ou que l’on se révolte contre elle en endossant des identités préfabriquées, autres normes parfois plus féroces encore que celles qui ont été dénoncées. L’ouvrage d’Aurélie Pfauwadel s’inscrit magistralement dans cette actualité dont il aide à dégager les enjeux.
Aurélie Pfauwadel, Lacan versus Foucault. La psychanalyse à l’envers des normes. Cerf, 392 p., 26 €
Dans notre société hyper-normée, comment se situe la psychanalyse au milieu de toutes les variétés de thérapies normalisantes ? Deleuze et Guattari avaient, dans le sillage de Mai-68, violemment dénoncé la psychanalyse comme science bourgeoise avec leur Anti-Œdipe. Foucault, dans ses écrits et ses cours, a reproché à la psychanalyse de travailler à préserver, via le primat du Nom-du-Père dans la théorie de Lacan, l’ordre symbolique patriarcal et les normes rigides de la différence des sexes.
Pour penser le statut des normes dans la psychanalyse, Aurélie Pfauwadel a choisi pour interlocuteur Foucault qui, dans la lignée de Georges Canguilhem, critiquait l’expansion inouïe des notions de norme et de normalité dans notre modernité. À la lumière des critiques de Foucault, elle reprend pas à pas la pensée de Lacan ; elle montre que ce primat du Nom-du-Père n’a été qu’un moment de son enseignement, Lacan n’ayant cessé de réélaborer ses concepts jusqu’à sa mort (en 1981). La question de la jouissance puis, plus tard, la théorie des nœuds l’éloigneront de plus en plus de toute normativité, au point d’en prendre le contrepied le plus radical en réaffirmant la singularité absolue du désir et de la position de chaque analysant.
En s’appuyant sur les analyses et commentaires de Jacques-Alain Miller dans ses cours intitulés « L’orientation lacanienne », Aurélie Pfauwadel, membre de l’École de la cause freudienne (entendez : société lacanienne), revisite toute l’évolution de l’enseignement de Lacan. La clarté de ses propos fait de son ouvrage, issu d’une thèse de philosophie dirigée par Jocelyn Benoist à la Sorbonne, un outil pédagogique très précieux pour les psychanalystes en formation comme pour les étudiants en psychologie ou en philosophie. La richesse de ses argumentations tient à la double formation de l’auteure, universitaire et psychanalyste engagée. De plus, elle confronte parfois au passage une clinique vivante à ces théories qui, en première lecture, pourraient sembler très abstraites. Autre mérite de ce travail : celui de contribuer à faire exister à l’université la psychanalyse qui, aujourd’hui, doit lutter pour survivre.
Aurélie Pfauwadel affirme d’emblée sa thèse : Lacan ramène la psychanalyse à son tranchant subversif, là où le principe des généalogies foucaldiennes consiste à la rabattre sans cesse sur d’autres discours – médical, psychiatrique ou autre. « Telle est la thèse historique forte que soutenait Lacan en 1972 : la psychanalyse est née, au tournant du XIXe et du XXe siècle, en réaction à la société de normalisation, société produite par l’alliage de la science moderne et du capitalisme. Elle constitue une réponse compensatoire, au sens d’une respiration, face à l’asphyxie produite par l’expansion du domaine des normes. » Et Aurélie Pfauwadel définit ainsi son objectif : « Cet ouvrage se propose de démontrer que la psychanalyse lacanienne ne soumet pas l’analysant à une normalisation externe, extrinsèque, mais qu’elle lui permet de rejoindre sa normativité purement singulière – la question étant de déterminer en quoi celle-ci consiste. »
La pensée de Lacan a parfois été réduite à la question de l’accès au symbolique par le biais de la castration qui, au sortir du complexe d’Œdipe, structure le désir et le langage autour de la métaphore paternelle, le signifiant-maître. Mais Lacan va dès 1963 relativiser et pluraliser cette norme universelle et transcendante. Le Nom-du-Père a pour fonction de stabiliser la jouissance ; mais un reste de jouissance demeure toujours non symbolisable et se cristallise en symptômes. Le désir sexuel est fondamentalement hors normes, ce qui conduira Lacan à énoncer son célèbre aphorisme dans son séminaire XX (1972-1973 ; publié sous le titre d’Encore) : « Il n’y a pas de rapport sexuel » — au sens où aucune norme naturelle préétablie ne régit la jouissance, celle-ci étant déréglée par le langage.
Aurélie Pfauwadel résume ainsi cette avancée de Lacan : « Il n’existe pas une mais diverses façons de normer la jouissance. Chacune est symptomatique. Autrement dit, pour un sujet, un nom, une activité, un dispositif, un partenaire, une image, un affect, peuvent jouer ce rôle de Nom-du-Père et venir stabiliser et réguler la jouissance. » La psychanalyse vise donc à traiter la pure singularité, et ne peut de ce fait être généralisable dans un savoir ou une technique clinique.
En développant sa conception des « discours », ou modes de traitement social des jouissances, Lacan va théoriser sous forme de mathèmes l’irréductibilité du « discours du psychanalyste » aux autres « discours ». Le « discours du psychanalyste » opère le renversement exact du « discours du maître » : alors que l’agent du « discours du maître » est le « signifiant-maître » (la norme qui fonde le pouvoir social), l’agent du « discours du psychanalyste » est l’objet petit a, celui qui est le reste ou le rebut dans le « discours du maître ».
Le discours du maître lui-même a été remanié par le capitalisme et la science : « Le discours du maître ancien, qui correspond aux sociétés régentées par un ordre patriarcal et phallique, structurait l’ordre social par l’imposition d’un certain type de normes symboliques. Dans la modernité, c’est plutôt l’objet pulsionnel, catalyseur de jouissance […], qui est monté sur le devant de la scène et a emporté avec lui les structures traditionnelles de nos sociétés. […] Les solutions singulières et les arrangements par communautés de jouissance prévalent sur un mode de traitement universel ». Cette jouissance dérégulée gagne du terrain et s’avère hors du contrôle de quelque maître que ce soit, en particulier du politique. La dictature du chiffre, « ce que nous pouvons appeler aujourd’hui “l’idéologie de l’évaluation” […] met aux commandes un savoir […] qui court tout seul, déconnecté de tout maître ». Avec sa clinique des nœuds borroméens à la toute fin de son enseignement, Lacan balaiera définitivement la prééminence du symbolique pour le mettre au même plan que les deux autres registres qu’il distingue, l’imaginaire et le réel, qui pour chaque sujet vont se nouer de manière singulière (et parfois se dénouer lors de décompensations psychotiques).
N’est-il pas toujours infiniment plus facile et tentant de nous laisser glisser dans les cases toutes faites que la société nous présente à foison, et qui nous permettent de nous sentir reconnus par autrui? Découvrir son désir propre et assumer sa singularité radicale demeure pour chacun un défi, qui mérite bien quelques décennies de psychanalyse. De son côté, le psychanalyste doit sans cesse se réinventer pour ne pas céder malgré lui aux miasmes anesthésiants d’une psychanalyse « prêt-à-porter » : « Lacan soutient dès le départ que l’expérience analytique ne doit en aucun cas revenir à un processus de normalisation par l’Autre social, dont l’analyste se ferait le représentant moyennant ses propres préjugés », écrit Aurélie Pfauwadel, laquelle rend hommage, à la fin de son livre, à ses collègues psychanalystes qui, comme elle, visent à faire exister une psychanalyse hors normes.