Fossoyeurs de la psychanalyse

Hervé Castanet, psychanalyste, a l’audace de nous présenter le dossier du procès que Neurologie intente à Psychanalyse. Il en livre les pièces, les passe au crible de l’exigence freudienne qui entend ne pas céder sur les mots, pour ne pas céder sur les choses. Le dossier met en évidence que la vie des concepts et leur usage sont en danger. Dans les années 1960, on osait dire : « ça pense là où ça souffre », scandale, certes, que l’on croyait avoir établi et démontré. « On » ? Soit les héritiers de Freud, les élèves de Lacan, ses lecteurs, hier respectés, aujourd’hui en passe d’être relégués comme les survivants d’un phénomène de mode.


Hervé Castanet, Neurologie versus psychanalyse. Navarin, coll. « Algarades », 160 p., 15 €


Le mot « fin » est donc sur les lèvres de nos « contemporains » ; Hervé Castanet l’y prélève, et convoque sur le champ les candidats-fossoyeurs de la psychanalyse, pour la raison qu’ils sont d’autant plus pernicieux qu’ils n’utilisent pas la parole pour s’opposer et argumenter, fuient la confrontation et, par toutes sortes de manœuvres obliques, réduisent l’empan des travaux psychanalytiques, amenuisant les occasions pour les étudiants de la rencontrer dans leur parcours de formation, faisant la promotion de traitements qui coupent court à l’établissement d’un lien de parole, s’alignant sans les mettre en question sur la sélection des travaux de recherche telle qu’elle est orchestrée à l’internationale par des commissions opaques, etc.

Ce n’est pas d’hier. Il y aura bientôt vingt ans que la pétition « Pas de 0 de conduite pour les enfants de trois ans » recueillait plus de 100 000 signatures… Les Forums des Psys, convoqués peu après par Jacques-Alain Miller, rassemblaient alors les ardents représentants du monde « psy ». Sa diversité parut en acte, réunissant les cliniciens de toutes obédiences jugées la veille encore incompatibles, face au tsunami de l’évaluation. Evaluator se levait, face à l’opinion qu’il s’agissait d’éclairer.

Neurologie versus psychanalyse, d'Hervé Castanet

« La physiologie du sommeil ». Image extraite de « A text-book of physiology : for medical students and physicians » de William H. Howell (1916)

Aujourd’hui, Hervé Castanet dresse le constat de son action, en note les accointances avec ce que l’on appelle communément « le politique », soit le nœud où se renforcent les moyens de communication et d’intimidation. Comme il y a vingt ans, il entend faire apercevoir que ce monstre tentaculaire n’est pas un tout, que d’autres discours en limitent la puissance.

L’enjeu tient en quatre lettres : elles composent le mot R-é-e-l. Concept majeur du dernier enseignement de Lacan, nous le voyons aujourd’hui galvaudé, liquéfié par les adversaires de la psychanalyse qui entendent le réduire au réel des sciences naturelles.

Ce ne serait pas si grave si ce courant ne s’enflait au point de rafler tous les budgets dans tous les secteurs des activités humaines, si ses tenants ne prétendaient pas exercer un pouvoir hégémonique sur tout ce qui pense, « tout » excepté eux-mêmes et la caste qu’ils forment avec leurs adeptes, si les médias eux-mêmes ne se faisaient l’écho de ce courant, sans donner aux psychanalystes l’occasion de débattre.

À qui profite l’imposture qui s’applique à concentrer sans le dire l’exploration de ce qu’il y a de plus intime chez tout un chacun hors du champ de la parole et du langage, installant à la place de l’aventure humaine une fascination pour l’imagerie tous azimuts ? S’agit-il de déresponsabiliser tous ceux qui n’ont pas le goût de participer au « progrès » qu’une clique bâtit pour son avantage propre supposé correspondre au bien d’un autrui archi-anonymisé ?

Hervé Castanet, plus sensible à ceux qui pâtissent de cet abus qu’à ceux qui en profitent, resserre son propos ; revenant au Freud de l’« Esquisse pour une psychologie scientifique » (1895), il donne à la passionnante conversation – prophétique ! – que Jacques-Alain Miller eut avec Jean-Pierre Changeux (1) au début des années 1970 sa portée, pour l’avenir de nos enfants et petits-enfants. Voulons-nous qu’ils désespèrent de vivre, parce qu’on les aura tant testés qu’ils auront compris de quelle détestation leur liberté est l’objet, parce qu’on les aura, eux, identifiés à un organe : leur cerveau ? Voulons-nous qu’ils ne puissent pas dire que le roi est nu ? Ou pire, qu’ils ne puissent pas dire que le chien fait miaou et le chat ouah-ouah (2) sans se trouver stigmatisés, testés, rééduqués ?

Oser, c’est refuser le champ de déshonneur où les psychanalystes se mettent la corde au cou pour sauver leur peau plutôt que leur instrument de travail : le concept. C’est autour du concept que tournent les minutes de ce procès, afin de faire entendre pourquoi c’est non : parce que le psychique n’est pas le mental, ni du reste le neuronal, qu’ils ne sont pas de même étoffe, de même matérialité.

Le conflit ne serait plus à la mode ? L’harmonie serait en vue, la grande réconciliation du corps avec la pensée serait imminente ? Ce que l’ennemi trop humain du genre humain pourchasse n’est autre que son défaut, sa faute, originelle d’être de chair et parlé, ne parlant qu’en tant qu’ayant été parlé avant même de naître il est nécessairement divisé par le langage. Cette faute, aujourd’hui, n’est pas une faute de combattants, car il y en a, beaucoup, dans les marges du mainstream, qui accueillent, retraitent, recréent, inventent, mais c’est au prix d’efforts de plus en plus coûteux, dans un contexte hostile, qui les précarise. Cette faute est une faute de citoyens responsables : pris en otage à tous les étages de la vie quotidienne, intimidés, qui craignent pour leur situation, leur réputation, et redoutent que d’invisibles sanctions s’abattent sur eux s’ils s’aventurent hors du mainstream des sciences cognitives et des images qui les accompagnent, belles à couper le souffle, mais muettes, terriblement muettes et suppôt de la voix monocorde de leurs maîtres.

Neurologie versus psychanalyse, d'Hervé Castanet

Quant au fondement de l’aventure freudienne, il est étayé sur un oui premier à une question sur la cause. Le Trésor de la langue française nous en rappelle la bifidité, sous les espèces du verbe et du substantif qui en dérive : « Causer 1 : être à l’origine de, avoir pour effet quelque chose. Causer 2 : s’entretenir familièrement avec une ou plusieurs personnes de manière spontanée et en prenant son temps. Je prélève : Trouver à qui causer. Rencontrer une vive opposition. XIIème siècle : s’expliquer (en justice). Cause 1 : Affaire pour laquelle une action est intentée en justice et qui fait l’objet d’un procès ; « avoir cause gagnée » – vieilli. Cause 2 : ce qui produit un effet : cause suprême, cause première, cause seconde ».

Faire fi de ces ambiguïtés serait donc au programme de la tentaculaire imagerie supposée faire apparaître… les causes, les causes du causer réduit à sa plus simple expression : une lésion neuronale isolée, commandant le traitement par molécule ou électrode implantée – et, de surcroît, le silence du suppôt de cette isolation passé à la trappe. Chose de langue, la cosa s’entend et ne concurrence pas ce qui se voit.

Ce que Hervé Castanet fait entendre, c’est que le désir du psychanalyste insiste sous le « neuro » : la psychanalyse répond du sujet forclos du neuro, elle donne à sa parole un « n’espace » (Jacques Lacan, « L’étourdit », Autres écrits, Seuil, 2001) pour ce qui, au « tout neuro », échappe. Et là, c’est affaire de largeur de vues, de désir de coexister, d’interroger les limites d’un champ, fussent-elles internes au vôtre… affaire de désir tout court, donc, désir impur, sans doute, mais sans autre compromis que le symptôme.

Ainsi, le procès fait apparaître deux logiques : l’une du « ou » exclusif, et l’autre du « ou » non exclusif. Pas de psychanalyse sans cerveau, sans aucun doute. Mais l’inverse ? Pas de cerveau sans psychanalyse ? Qui n’entend que la psychanalyse, dans sa matérialité signifiante, sa « motériolité », impose aujourd’hui, pour demain sa présence, si niée soit-elle, si inégale à ses ambitions qu’on puisse le déplorer, mais si prometteuse, comme en témoignent les nouvelles générations de mordus par la chose freudienne, dans tous les champs de l’expérience humaine – ce qu’il devient fâcheux d’ignorer, tant il est urgent d’apercevoir que, comme l’a formulé le psychanalyste Pierre-Gilles Gueguen, « plus que d’idéaux nouveaux, le monde a besoin de la fracture que la psychanalyse peut apporter ».

Soigner, éduquer, gouverner : parce que ces trois impossibles supportent la civilisation tout entière, ils regardent, au sens de concerner, chacun d’entre nous et en première instance l’enfant, « l’enfant, dans la psychanalyse, qui est supposé savoir, et c’est plutôt l’Autre qu’il s’agit d’éduquer, c’est à l’Autre qu’il convient d’apprendre à se tenir […] Quand l’Autre asphyxie le sujet, il s’agit avec l’enfant de le faire reculer, afin de rendre à cet enfant une respiration (3) ».

Que Freud ait substitué « psychanalyser » à « soigner » (4) y encourage.


  1. Foucault • Duby • Dumézil • Changeux • Thom. Cinq grands entretiens au champ freudien. Chapitre « Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal », entretien avec Jacques-Alain Miller, Alain Grosrichard, Éric Laurent et Paul Bergès, Navarin, 2021.
  2. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Seuil, 2013.
  3. Jacques-Alain Miller, Peurs d’enfants. L’enfant et le savoir, Navarin, coll. « La petite girafe ». Ce passage est cité par Michèle Rivoire dans son éditorial (« La fracture de l’inconscient dans la gouvernance algorithmique ») du n° 2 de Serendipity, bulletin du Cien, édition spéciale consacrée en 2018 à « la méthode Blanquer ».
  4. Voir la conversation avec les psychologues freudiens autour de la brochure sur l’autisme de Jean-Claude Maleval, Patrick Landman et François Leguil (21 octobre 2022, à paraître), et la réponse de ce dernier à une question qui lui était posée.

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