Labyrinthes de Warburg

Entre 1888 et 1903, Aby Warburg a consigné dans un carnet 439 fragments, et souligné que ce recueil de matériaux bruts, qu’il n’avait cessé de préciser, représentait la matrice de son œuvre. Ces fragments auraient accompagné l’historien de l’art allemand pendant toute sa carrière, « se présentant comme le contrepoint théorique de ses enquêtes iconographiques ». À la fin de sa vie, ils furent confiés à Ernst Cassirer et à Edgar Wind. Selon la thèse de Lara Bonneau, les « fragments sur l’expression » constituent un centre autour duquel gravitent les autres textes de l’historien de l’art allemand.


Lara Bonneau, Lire l’œuvre d’Aby Warburg à la lumière de ses fragments sur l’expression. Les Presses du réel, coll. « Œuvres en société », 264 p., 28 €


Alors qu’Aby Warburg pénètre dans des œuvres de fiction, à travers les deux ouvrages récemment parus de Pierre Parlant, Une cause dansée, et de Marie de Quatrebarbes, Aby, Lara Bonneau renoue avec la période résolument théorique, moins commentée que les conférences et l’Atlas Mnémosyne de l’historien de l’art allemand. Et elle introduit un nouveau souffle dans le champ des études warburgiennes françaises avec cet ouvrage attendu depuis l’édition française des Fragments sur l’expression (L’écarquillé, 2015), pour laquelle elle avait accompli la tâche difficile d’établir le glossaire – présenté sous la forme d’une constellation de notions – des énigmatiques aphorismes de Warburg. Des premiers pas nécessaires pour nous permettre de nous frayer un passage au sein d’un des nombreux labyrinthes que Warburg nous a laissés en partage. Les travaux d’Aby Warburg sont enchâssés et stratifiés ; les reparcourir à la lumière de ces fragments ouvre indéniablement de nouvelles perspectives. L’historien de l’art Robert Klein qui, dès les années 1960, avait désigné Aby Warburg comme un historien ayant créé une discipline qui, à l’inverse de tant d’autres, existe mais n’a pas de nom (La forme et l’intelligible, Gallimard, 1970) aurait sans doute apprécié l’analyse qui nous est ici proposée : à la lecture de ce travail précis, on convient que la science dite sans nom n’est peut-être plus anonyme.

Aby Warburg à la lumière de ses fragments sur l’expression

Aby Warburg (1928) © CC BY-SA 2.0/Museo Nacional de Bellas Artes de Buenos Aires/Flickr

Lara Bonneau circule habilement entre ces traces écrites au moyen d’une lecture analytique rigoureuse, qui s’efforce de rester au plus près de la matière singulière sensible formant ces fragments, elle nous dévoile sous un autre angle les frontières de la science de la culture que Warburg s’est efforcé d’élaborer en sondant inlassablement les formules pathétiques qui peuplent la vie des images. Les analyses serrées et concises de la philosophe reconfigurent des concepts qui peuvent apparaître parfois galvaudés, tant la sémantique pathétique warburgienne a contaminé de nombreux champs disciplinaires. Elle revient notamment sur la notion de Nachleben, qu’elle préfère doter d’autres caractéristiques que celles issues de l’iconic turn. Le Nachleben ne serait pas une notion venant « saper l’édifice chronologique et positiviste de l’histoire de l’art pour y introduire du désordre, de l’anachronisme, des fantômes et des hantises » (1), puisque d’emblée cette notion, eu égard à l’ambiguïté du préfixe nach, peut revêtir un sens spatial et temporel, qui « implique un Weiterleben (une vie continue), un Wiederleben (une renaissance entendue comme revitalisation), et non une rupture, même s’il est vrai que cette vie continue s’exerce parfois à l’insu des créateurs eux-mêmes ».

De surcroît, la philosophe énonce qu’il est possible de restituer la trame théorique de l’œuvre de Warburg « en montrant comment les éléments qui y sont développés permettent de comprendre la cohérence des travaux de l’historien de l’art, par-delà leur éparpillement apparent », si on restitue le cadre théorique à la fois psychologique et philosophico-anthropologique dans lequel s’est inscrit historiquement son projet. Un point précis, et non des moindres, nous est livré autour de ce que Lara Bonneau qualifie de méthode oscillatoire chez Warburg, qui consiste à se placer dans les nœuds, là où les contradictions sont exhibées dans leur tension la plus grande, et à percevoir à partir de là et de manière idéal-typique les pôles de dichotomies. C’est l’attitude qu’elle adopte pour éclairer un grand nombre de ces aphorismes, et ce qui lui permet d’analyser le projet warburgien comme celui d’une psychologie moniste ayant pour visée l’élaboration d’une science qui rende compte à la fois de la nature psychophysiologique de l’homme et de l’histoire de la culture. Cherchant à produire une science de l’expression humaine, Warburg travaillait à saisir l’homme sous tous ses aspects et à convertir la science de l’art (Kunstwissenchaft), qui entendait mettre au jour les catégories a priori de création et de contemplation des œuvres d’art, en une science de la culture (Kulturwissenschaft), cherchant à produire une science de l’expression humaine.

Selon Lara Bonneau, Warburg a adhéré sans conteste à la définition polaire de la méthodologie de la science de l’art telle que définie par Panofsky en 1924 (2) : « Il entendait même saisir par ce système de doubles polarités la complexe relation de l’homme au monde et non seulement la réalité artistique. En effet, cette relation se manifestait selon lui par excellence dans l’activité symbolique, une activité qui, en introduisant un intervalle fécond entre impression sensible et réponse à l’impression, permet l’accès à l’espace de pensée (Denkraum) ».

Aby Warburg à la lumière de ses fragments sur l’expression

« La mort d’Orphée » d’Albrecht Dürer. Dessin à la plume et à l’encre, 1494 (Kunsthalle, Hambourg).

Des Fragments sur l’expression (1888-1903) à l’Atlas Mnémosyne (1927-1929), le psycho-historien de l’art serait donc resté fidèle à une ambition de départ : celle d’élaborer, à partir des formes symboliques, une anthropologie psychologique. Cette psychologie moniste repose elle-même sur la conviction que le psychisme humain a un caractère double, polaire, résidant dans l’exaltation phobico-désirante d’une part et dans l’aspiration à la sage contemplation d’autre part. Pour Lara Bonneau : « aux yeux de Warburg, la forme symbolique particulière qu’est l’art permet de conserver le rapport désirant à la matière, tout en ouvrant la relation à l’altérité et à la distance ».

Il est patent qu’en empruntant la voie des formes symboliques, la philosophe entend apporter d’autres réponses à celles et ceux peu satisfait.e.s, par la proposition de considérer la pensée d’Aby Warburg comme une sorte de substrat hors sol adoptant une distance « presque ironique par rapport à ses sources ». L’armature conceptuelle de Warburg fait émerger un corpus philosophique hérité du XVIIIe siècle ainsi qu’un ensemble de références théoriques contemporaines de son époque et appartenant à divers champs disciplinaires. Si l’anthropologie est effectivement centrale dans les travaux de Warburg, c’est précisément en raison de l’influence des psychophysiologues, philosophes, philologues, anthropologues et historiens de l’Antiquité de son temps.

Pour rendre manifeste l’un des apports que nous propose cet ouvrage, insistons sur un déplacement notable bien qu’encore trop peu investi par le champ théorique français. Les fragments sur l’expression témoignent du fait que la science de l’expression warburgienne s’appuie sur l’anthropologie philosophique bien avant 1895 : le « tournant anthropologique warburgien » n’aurait donc pas été initié dans la Mesa Verde auprès des Indiens Hopi, transformant ainsi les thèses de Warburg, il y aurait été confirmé, puisque « les fragments qui précèdent son départ témoignent d’un grand intérêt pour la question du symbole, dont il cherche encore à stabiliser la définition, pressentant qu’il y va de la racine de toute expression humaine ». Il s’agit ainsi de situer les Fragments sur l’expression au sein de la voie ouverte par le mythologue et philologue allemand Hermann Usener. « L’influence du philologue se manifeste dans l’œuvre de l’historien de l’art sous de multiples aspects, et tout d’abord dans la méthode et l’hypothèse de départ consistant à rechercher, à partir de l’étude de certains détails (au sein des systèmes linguistiques pour Usener, au sein de l’histoire de l’art pour Warburg) : en amont, les racines de toute expression symbolique dans la déprise progressive de l’impression sensible ; en aval, les conditions qui ont permis l’avènement de la rationalité européenne moderne ». Par ce biais, on comprend que le concept warburgien de science de la culture ne relève « pas d’un postulat épistémologique abstrait » comme Edgar Wind l’avait rappelé, mais se situe dans le prolongement des travaux historiques de Burckhardt et de son concept de « culture » ainsi que des recherches anthropologiques que Hermann Usener a consacrées aux anciens cultes et mythes.

Aby Warburg à la lumière de ses fragments sur l’expression

Il n’est sans doute pas anodin que Warburg ait choisi pour exergue à ses fragments l’une des phrases du philologue et spécialiste de la religion grecque antique : « Trouver une idée est un jeu, la penser jusqu’au bout est un travail ». Usener avait lui-même réfléchi et travaillé à partir de trames fragmentaires. Si Usener percevait dans le mot, à travers une approche philologique, ce qu’il appelle le « fragment d’une description », peut-être faudrait-il considérer que Warburg voyait dans le et les gestes, via ses analyses iconologiques, les « fragments fondamentaux pour une science pragmatique de l’expression ».

Le travail de Lara Bonneau nous incite à nous tourner de nouveau vers la proposition d’Ernst Cassirer, l’un des autres disciples de Hermann Usener, pour opérer des corrélations entre les travaux relevant de la Kulturwissenschaft et la proposition programmatique assumée par la Philosophie des formes symboliques. Lorsque le philosophe néo-kantien, en quête de phénomènes pour établir son système, place la critique non plus uniquement sur le terrain de la raison mais aussi sur celui de la culture, pour « chercher à comprendre et à montrer comment tout contenu culturel, pour autant qu’il n’est pas isolé mais repose sur un esprit formel général, suppose un acte originaire de l’esprit », il pose comme condition préalable d’établir avec rigueur la différence entre ce qui, dans la sphère du sensible, est simplement « réaction » et ce qui est « action », entre ce qui est du domaine de l’ « impression » et ce qui est du domaine de l’ « expression ». Cassirer qui, rappelons-le, choisissait de définir l’homme comme animal symbolicum plutôt que comme animal rationale (Essai sur l’homme, Minuit, 1975)

On comprend que ce que Warburg désignait à partir des formes artistiques comme les « symptômes d’une oscillation de l’âme entre de vastes pôles opposés, mais en soi unifiés de la pratique cultuelle à la contemplation [scientifique] – et inversement » avait été théorisé au sein des Fragments sur l’expression. Le remarquable développement que la philosophe pose au centre de sa recherche autour de la distinction faite par Warburg entre le « signe de charge » et le « signe de renfort » qui problématise le rapport sujet/objet dans la « refiguration artistique » va dans ce sens. L’explication de ces deux concepts nous offre une grille de lecture fort convaincante pour saisir ce qui se tramait dans l’intervalle de « l’oscillation rythmique entre immersion dans la matière et retour à la sophrosyne [qui] donne à voir le mouvement cyclique entre une cosmologie de l’image et une cosmologie du signe » (Aby Warburg « Introduction à l’Atlas Mnémosyne », in L’Atlas Mnémosyne, L’écarquillé 2012).

Aby Warburg à la lumière de ses fragments sur l’expression

Gravure de Johannes de Broen d’après Remmet Teunisse Backer (1684-1709), gravure, Amsterdam, Rijksmuseum (domaine public)

Warburg, autour de ce même préalable hérité d’Usener, a choisi de traquer la survivance des formules pathétiques qui se déploient historiquement depuis des temporalités très lointaines, d’une manière complexe polaire et diffractée selon une migration des images archivée sur les planches du Bilderatlas Mnemosyne, dans un souci d’élaborer une herméneutique des œuvres culturelles. Si les mots parlent à ceux qui savent les écouter, les gestes pathétiques sont éloquents pour ceux qui savent les regarder.

Ainsi, selon une autre thèse importante étayée par Lara Bonneau, le Bilderatlas Mnemosyne constitue le point d’aboutissement d’un long parcours de mise en constellation des survivances des « formules de pathos » de l’Antiquité tardive, dans la cartographie de leurs migrations, dans la mise en relief des variations de leur traitement formel. Néanmoins, en filigrane des intenses pérégrinations des « représentations » prises entre le microcosme et le macrocosme, se trame une « science de l’expression », élaborée à partir de l’enquête sur les formes spécifiques d’expressions symboliques que sont les formes de l’art.

Lara Bonneau affirme que le Bilderatlas Mnemosyne ne fait que reconfigurer les grands thèmes auxquels Warburg s’est intéressé depuis les Fragments sur l’expression. Un champ des possibles reste à explorer, si l’on considère que l’atlas élaboré par Warburg et son cercle n’est effectivement pas un dispositif anomique. Il nous reste donc à savoir si ces fragments peuvent constituer l’un des socles théoriques pour rendre le dispositif opératoire. Et si les légendes-titres qui accompagnent la constellation singulière de chaque planche apparaissent comme des reformulations succinctes des problèmes posés, d’une part théoriquement dans les Fragments sur l’expression, et d’autre part iconologiquement dans les études que Warburg a réalisées entre 1888 à 1929.


Sabine Guermouche est chercheure associée à l’IMEC, ingénieure d’études au CEHTA-EHESS et doctorante à l’EHESS. Elle y prépare une thèse intitulée « Aby Warburg, Mnémosyne, son Bilderatlas & l’iconologie du Palais de la Raison. »
1. Sur ce point, il n’est vraiment pas certain que Georges Didi-Huberman soit du côté de cette tradition postmoderne qui trouverait dans la notion de Nachleben « une caractéristique essentielle de la méthode warburgienne, comme un ferment anachronique de la “science sans nom” du savant hambourgeois ».
2. Erwin Panofsky, « Sur la relation entre l’histoire de l’art et la théorie de l’art. Contribution au débat sur la possibilité de concepts fondamentaux de la science de l’art » (1924).
EaN a également rendu compte des Fragments sur Aby Warburg de Gertrud Bing.

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