Trois amis et deux vies

Emanuele Trevi, auteur d’une dizaine de livres, dont trois traduits en français [1], a été remarqué dans notre pays pour Songes et fables. Son dernier ouvrage, Deux vies, Prix Strega 2021, qui reprend ses préoccupations favorites (le rapport amical, le mystère d’autrui, la littérature…), devrait charmer au-delà du cercle de ses admirateurs et de celui des amateurs de littérature italienne contemporaine.


Emanuele Trevi, Deux vies. Trad. de l’italien par Nathalie Bauer. Philippe Rey, 160 p., 17 €


Les vies du titre sont celles de deux amis de Trevi, Rocco Carbone et Pia Pera, aux noms si romanesques qu’ils semblent inventés. Pendant leurs années de jeunesse à Rome, ils formèrent avec lui un trio inséparable, se virent moins régulièrement par la suite mais ne cessèrent jamais de se fréquenter. Rocco devint écrivain, Pia aussi, mais travailla surtout comme traductrice ; ils obtinrent une certaine reconnaissance et moururent relativement jeunes aux premières décennies du XXIe siècle, le premier dans un accident de moto, la seconde d’une maladie neurodégénérative.

Deux vies, d'Emanuele Trevi : pour Pia Pera et Rocco Carbone

Dans Deux vies, Trevi leur compose un petit mémorial (le livre fait 160 pages) dans lequel il esquisse leur histoire et leurs portraits, raconte des moments d’heureuse camaraderie, et rappelle les espoirs qui les portèrent ou les inévitables déceptions. Il évalue leur possible héritage littéraire mais s’attarde avant tout sur le caractère fluctuant, partiel, prenant, du souvenir qu’ils lui ont laissé. Rocco, à qui le remords et le regret l’attachent plus étroitement, l’a même après sa mort curieusement lié à lui, nous l’apprenons à la fin. En effet, Rocco ayant laissé un manuscrit inachevé, Trevi accepta pour son éditeur d’en rédiger une version publiable et accomplit ce « dur travail […] comme une ramification de [l]a personne [de Rocco] dans le monde des vivants […] sans rien y mettre de personnel ». Il sentit alors qu’il répondait à une exigence impossible que Rocco vivant avait toujours eue vis-à-vis de lui : bénéficier de son attention et de sa compréhension totales.

Mais dans le livre, les modalités du processus du souvenir sont en général moins radicalement celles de l’effacement de soi. Elles obéissent pour Trevi à une loi plus souple qu’il énonce assez joliment : « nous vivons deux vies, toutes deux destinées à finir ; la première est la vie physique, faite de sang et de souffle, la seconde celle qui se déroule dans l’esprit de qui nous a aimés ». De là, l’autre sens du titre, « Deux vies ».

Alors, comme une sorte de Nick Carraway perplexe et plein de sympathie (le narrateur de Gatsby est d’ailleurs mentionné dans le livre), Trevi se souvient de Rocco et de Pia, nous les présentant avec tout ce qu’ils avaient de charmant et d’exaspérant. Rocco Carbone, était « une de ces personnes destinées à ressembler, de plus en plus avec le temps, à leur propre nom ». Têtu, dur, inflammable, entier dans ses opinions et ses sentiments, il lui aurait fallu pour vivre heureux plus d’insouciance et moins de fidélité à ses principes. Hélas, « né sous l’influence de Saturne », il ne le voulut ou n’y parvint pas, refusa les carrières faciles qui s’offraient à lui, persista avec quelque succès dans l’écriture puis sombra petit à petit dans ce que la psychiatrie souhaita appeler la psychose maniaco-dépressive.

Deux vies, d'Emanuele Trevi : pour Pia Pera et Rocco Carbone

Quant à Pia Pera, elle possédait une personnalité si difficile à saisir que ceux qui l’ont connue ont chacun gardé d’elle une vision différente. Pour Trevi, en tout cas, elle était « une espèce de Mary Poppins à l’envers, douée de dangereuses réserves d’incohérence et de susceptibilité ». Très respectée comme traductrice, elle n’obtint pas comme romancière le succès qu’elle espérait, tandis que dans sa vie personnelle elle enchaînait les relations amoureuses désastreuses. Puis, malade, alors qu’elle avait toujours vécu dans le tourbillon de l’action, elle effectua une sorte de renversement existentiel, se retira à la campagne dans une propriété familiale où elle cultiva, tant qu’elle le put, un jardin. Elle y écrivit sa rencontre avec la nature et les saisons, son rapport à la littérature, l’attente de la mort… réflexions réunies dans de brefs essais dont le très beau Ce que je n’ai pas encore dit à mon jardin, publié en 2016, l’année de sa disparition.

Tels étaient ou n’étaient pas Rocco et Pia, tant il est vrai, nous dit Trevi, que « plus on s’approche d’un individu, plus il ressemble à un tableau impressionniste, ou à un mur écorché par le temps ou les intempéries ; il se change en coagulum de taches insensées, de grumeaux, de traces indéchiffrables. Si l’on s’éloigne, en revanche, ce même individu se met à ressembler excessivement aux autres. La seule chose qui importe, dans ce genre de portraits écrits, est de trouver la bonne distance qui est la marque de l’unicité ».

Deux vies, d'Emanuele Trevi : pour Pia Pera et Rocco Carbone

Emanuele Trevi © D. R.

Deux vies s’acquitte ainsi de son amical devoir avec retenue et une intensité inquiète, mais il n’est que partiellement biographique, saisissant aussi au passage l’occasion d’emprunter les manières de l’essai pour s’interroger sur les expériences qui façonnent un individu. Qu’apprend-on dans une vie et comment ? se demande-t-il. Change-t-on vraiment ? La possibilité de choisir existe-t-elle ? Comment construit-on sa perception de l’autre ? Que peuvent la littérature et l’écriture ? Décrire un être réel est-il différent de décrire un personnage imaginaire ? (pour Trevi, non)…

Ainsi, Trevi réussit non seulement à faire de ses deux petites biographies des destins mais aussi à élaborer une réflexion mélancolique et pressante sur le tragique et le prix de la vie. Il trouve ici une voix et une écriture précises, un peu irréelles, qui transforment l’histoire de ses deux amis et de lui-même en celle des chagrins et des (quelques) douceurs de l’existence humaine, celle de chacun de nous, voué à la lutte contre la pression insoutenable du monde et à la perte.


  1. EaN a rendu compte de Songes et fables. Un apprentissage

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