À l’ombre des jeunes miliciens en armes

Le nouveau livre de Sélim Nassib se présente comme un portrait du Liban écrit à la première personne et aux accents autobiographiques. Cette fresque s’étale du début des années 1950 jusqu’en 1982 et les moments les plus sombres de la guerre civile libanaise.


Sélim Nassib, Le tumulte. L’Olivier, 416 p., 21,50 €


Les deux premières parties prennent la forme assez classique d’un roman d’apprentissage qui voit le narrateur, Youssef, un Juif libanais, tenter de reconstituer le Beyrouth de son enfance, qu’il s’agisse des discussions enflammées avec les camarades de l’école, de son apprentissage (difficile) de l’arabe, ou encore de la découverte de l’identité contrariée pour ces communautés oubliées que sont les juifs des pays arabes, vivant entre la volonté de s’intégrer à leur société d’appartenance et le fantasme de la terre nouvellement promise d’Israël.

Le tumulte, de Sélim Nassib : Liban meurtri

Sélim Nassib met un soin méticuleux à nous replonger dans l’effervescence de la Beyrouth d’avant la guerre civile. Il en reconstitue les odeurs de la rue, la douceur méditerranéenne, mais aussi la violence qui couve, les tensions confessionnelles sur lesquelles son narrateur ne peut mettre des mots qu’a posteriori, qu’une fois la « fureur » de la guerre déclenchée.

Dans cette première moitié du Tumulte, le style est serré, la prose exigeante mais un brin académique. Le texte s’ouvre sur un vague souvenir du narrateur : « c’est une bonne que maman a engagée, une Kurde, je ne sais même pas son nom ». Écho lointain à Marcel Proust, la référence maternelle de l’incipit annonce la volonté de notre narrateur de reconstituer un monde à travers sa seule mémoire. On peut aussi voir dans l’enchaînement de ces saynètes de la vie beyrouthine un écho du cinéma de Federico Fellini qui nous donnait à voir dans Amarcord la montée inexorable du fascisme italien tout en l’enrobant du regard doux de l’enfance.

Or, dans sa seconde moitié, Le tumulte nous montre aussi ce qui se passe après, lorsque l’enfance laisse place à l’âge adulte et que les tendres souvenirs sont évincés par la violence et la désolation de la guerre. Nombre d’auteurs se sont déjà penchés sur le conflit libanais de 1975 à 1990, notamment Elias Khoury qui avait livré dans Sinalcol. Le miroir brisé (Actes Sud, 2013) une représentation saisissante de l’histoire meurtrie du pays.

Le tumulte, de Sélim Nassib : Liban meurtri

Un cimetière détruit par la guerre à Beyrouth (1982) © ICRC/Luc Chessex

Sans s’essayer aux expérimentations stylistiques de Khoury, Sélim Nassib trouve un angle original en faisant de l’irruption de la guerre un moyen d’autodestruction narrative : après 200 pages consacrées à la nostalgie d’un Beyrouth disparu, apparaît soudainement la guerre. Nous sommes en 1982, l’ancien enfant timide de l’école juive s’est exilé en France, il est devenu journaliste dans un grand quotidien qui décide de l’envoyer (ou plus exactement de le renvoyer) à Beyrouth pour rapporter les événements en cours.

1982 est une année clé dans la guerre libanaise : après plusieurs années d’affrontement entre les factions palestiniennes, les milices chrétiennes, sunnites, chiites, Israël décide d’envahir le pays pour favoriser la montée au pouvoir de Bachir Gemayel, leader des phalangistes chrétiens. Or celui-ci finit assassiné (probablement par des alliés du régime syrien d’Hafez al Assad) ; les partisans de Gemayel se vengent en entrant dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila où des milliers de femmes et d’enfants sont massacrés.

Qu’importe si le lecteur n’est pas familier des détails politiques et des alliances de circonstance entre factions armées, la violence qui imprègne la dernière partie du récit est avant tout là pour magnifier ce qui a été perdu dans le tourbillon de la guerre. C’est à ce moment véritablement que Le tumulte nous emporte : le récit se libère de sa prose trop descriptive (et donc trop statique) du début pour laisser place à un texte plus nerveux, quasi journalistique, où le narrateur déambule dans un Beyrouth qu’il ne reconnait plus, et où il croise d’anciens camarades de classe, des jeunes de quartier qui ont pour certains pris les armes. Les dialogues fusent et rendent bien l’ambiance chaotique qui règne alors. Face à l’horreur des massacres qui rythment les journées beyrouthines, le narrateur trouve refuge dans l’alcool et les drogues.

Le tumulte, de Sélim Nassib : Liban meurtri

À Beyrouth (1982) © ICRC/Luc Chessex

L’effet de miroir entre l’invasion israélienne du Liban et les déchirements identitaires d’un narrateur juif arabe est subtilement suggéré : l’auteur n’en fait pas une allégorie pesante. Nassib, ou plus exactement son narrateur, n’entend pas imposer une grille de lecture toute faite sur les identités, et c’est tout le mérite de l’ouvrage que de rappeler au lecteur français la multiplicité des communautés d’un Moyen-Orient que l’on imagine beaucoup trop souvent monolithique.

Le narrateur, Youssef, incarne la figure du juif apatride que l’on trouvait dans les contes anciens : il se voit accusé d’être agent du Mossad par ses contemporains libanais pour sa seule appartenance au judaïsme ; puis sa présence est mise en avant par les leaders arabes souhaitant instrumentaliser l’existence de juifs arabes à leur côté pour mettre à mal le projet national israélien. Dans les dernières pages, fascinantes, Youssef est exfiltré en bateau vers la Grèce. Il accompagne l’exfiltration du chef de l’OLP, Yasser Arafat : « barbe mal rasée, nez crochu, bouche lippue […] il ressemble à s’y méprendre à la caricature du Juif errant tel que représenté par les journaux antisémites ». Dans ce Beyrouth déliquescent, rien n’est très clair, aucune identité n’est fixe.

Le lecteur ne ressort pas tout à fait indemne de cette plongée dans le Liban de la guerre civile. Le roman d’apprentissage des premières pages semble au fil du récit être vampirisé par un reportage de guerre qui détruit tout sur son passage, de l’innocence du narrateur aux bâtiments du centre-ville de Beyrouth. Si Nassib se garde de discuter des questions contemporaines (le récit s’achève fin 1982), il est difficile de ne pas voir dans le livre un reflet de la crise que continuent de vivre les Libanais en 2023 et qui s’est rappelée à notre souvenir le temps de l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020.

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