L’œuvre d’Antoine Emaz (1955-2019) n’a cessé de prendre de l’importance depuis la disparition du poète. Elle été l’objet d’un colloque, en octobre 2022, entre les universités de Lausanne et de Nanterre et un lieu culturel de Montreuil, Les Pianos. Il nous a semblé important d’amplifier ce mouvement parti en 1986 des éditions de La Bartavelle, soutenu à plusieurs reprises par La Quinzaine littéraire et plus récemment par Marie Étienne dans les colonnes d’En attendant Nadeau, en y joignant les saluts de quelques-uns de ceux qui ont travaillé avec lui.
Antoine Emaz, Boue. Deyrolle, 120 p., 16 €
Quelle est cette boue dont parle Antoine Emaz ? Cette boue dans laquelle « on avance, ou plutôt on se voit s’enfoncer plus avant, mais cela ralentit, retient, colle » ? Elle charrie la mémoire et il faut la remuer pour retrouver des souvenirs, ces « silhouettes en suite lente » dont « l’ombre passe derrière les yeux ». Mais c’est peut-être aussi la boue de l’écriture où « la main gratte les mots ». À partir d’un rien – « un rien de paysage / à l’écoute du rien / de l’enfoui qui vient / au travers d’un corps / épais » –, un lieu apparaît, parfois aussitôt gommé : un carré de terre, des oiseaux, un jardin, ou une cuisine avec son frigo, une table recouverte d’une toile cirée, des casseroles, mais ce pourrait être aussi « la rive d’un fleuve ou les labours ». Rien de sûr avec les mots, « avec la langue pour tricher l’œil ». Le pays qu’évoque Emaz est sans cesse à remodeler, au fur et à mesure qu’il élague son écriture. Ce poète, qui se décrit lui-même comme un « lyrique contrarié », aime que « les mots dans l’œil éraflent, raient » et que le heurt des images soit plus révélateur que leur connivence. Alain Roussel
Antoine Emaz, Limite. Tarabuste, 170 p, 15 €
La limite évoquée en titre est celle du corps. Qui souffre, qu’il faut tenter de soigner, de retaper, en suivant un processus à l’issue incertaine, un cheminement qui n’a pas simplement à voir avec la mécanique physique. La tête accuse également le coup mais cela n’altère en rien sa vivacité. Elle cogite, balance entre acceptation et doute et s’en remet aux mots qui restent, dans leur fragilité, les seuls à pouvoir baliser la route. C’est à une « graphie de vie plus ou moins vide selon les jours parfois seulement meublés par l’attente » qu’Antoine Emaz décide de recourir. Pour tenir, pour dire la fatigue, la peur, la tristesse, la monotonie des jours et la lenteur des nuits. En une écriture sèche, tranchante. La précarité du présent l’incite à rester attentif à ces petits riens, souvent anodins, qui rattachent à la vie et donnent du relief au quotidien. On ne détecte pas ici la moindre plainte mais une grande pudeur, une extrême retenue. Ces poèmes saisissent ce qui continue d’exister, de penser, de créer, de s’ouvrir quand le corps s’en va, tel un radeau, sous « la coque renversée du ciel ». Jacques Josse
Poème serré. Le silence qui roule. Livre d’artiste, 50 p., épuisé. Repris dans l’anthologie établie par François-Marie Deyrolle, Caisse claire, Points Poésie, 335 p., 7,90 €
Poème serré est un livre d’artiste créé en 1993 sur un poème d’Antoine Emaz. Son titre exprime à lui seul le mouvement moteur de toute l’œuvre poétique d’Emaz, écrite d’une voix serrée « dans l’étroit des mots », de ce serrement, serment, d’aller au plus nu, en deçà du verbe, au plus ras. Les mots sont distillés, réduits à l’essentiel, à leur épure, afin qu’en cohabitant avec les figures gravées ils trouvent leur juste place. Les gravures suggèrent, par leur tension interne, des corps d’hommes et de femmes rongés par l’extérieur, minés de l’intérieur, mais droits, érigés en verticales noires plus ou moins torturées. Les mots d’Antoine sont petits, « démunis », imprimés en bas de page et d’autant plus présents qu’ils ne sont pas écrasés par la hauteur des gravures, mais tiennent par leur seule énergie, ténus, fragiles, concentrés. Ce livre rend tangible une souffrance. Le resserrement est le moyen de résistance du poème en une concrétion d’émotions. Comme le trait mordu à l’eau-forte est irrémédiable, chaque mot d’Emaz est lui aussi creusé, tendu par son impact comme une empreinte à vif. Marie Alloy
Antoine Emaz, Poème carcasse. Tarabuste (1991, épuisé). Repris dans Sauf, Tarabuste, 330 p., 13 €
Ce n’est pas le premier livre d’Antoine Emaz, mais c’est le premier que j’ai lu. Ce n’est pas un livre, mais une mince plaquette, figurant presque la fragilité d’un corps peu sportif. Les questionnements sur ce corps qu’on traîne et qu’on subit, vidé de substance vitale sauf celle des mots, qu’on traîne comme déjà une pesante carcasse, ces questionnements résonnent aujourd’hui douloureusement, « pour décoller de là / il faut des jours // tirer le corps plus loin ». Le poème est de peu, dégagé de son gras, pour employer un terme émazien, il va à l’essentiel d’une pesanteur ontologique. Comme les gestes, les mots sont lents, pesés avant d’être posés, comme désentravés de l’enveloppe corporelle, avec difficulté, mais obstination victorieuse. Il y a de l’énergie durable pour y parvenir. Mais la peur qui sourd de cette lente avancée de mots bruit longtemps : « il faudrait que ça tienne encore quelques années ». Jean-Pascal Dubost