La guerre des familles

Sous nos yeux, chaque semaine, le soulèvement de #MeToo expose des violences conjugales innombrables. Le voile se lève sur une réalité insoutenable : mais alors, avant, que se passait-il ? Comment ces violences ont-elles pu si longtemps échapper aux sanctions pénales ? Le rôle du code pénal n’est-il pas de préserver l’intégrité physique des corps en tous temps et en tous lieux ? Pour son Histoire des violences conjugales, publiée pour la première fois en 2016, Victoria Vanneau a épluché 252 dossiers issus des cours d’assises et des tribunaux correctionnels de la Seine et de la Seine-et-Oise entre 1800 et 1940 afin de dresser une liste des concepts juridiques bricolés par les magistrats qui attrapent les corps en bataille, les violences filiales et les brutalités des proches, pour finalement gommer la cruelle férocité de l’institution familiale.


Victoria Vanneau, La paix des ménages. Histoire des violences conjugales. XIXe-XXIe siècle. Anamosa, 368 p., 24 €


« L’événement violent » est sans doute l’une des matières premières de l’historien, du sociologue et du juriste. Mais que s’est-il passé à cet instant-là, se demandent-ils d’une même voix, et comment nommer ce geste-là ? Et d’exposer un témoignage ou un extrait de récit, un compte rendu de police ou un journal intime, un mémoire ou une histoire de vie, un simple renseignement ou une déposition. Mais, cette fois, le droit bifurque.

La paix des ménages, de Victoria Vanneau : la guerre des familles

À Paris (2020) © Jean-Luc Bertini

C’est un préalable que l’on découvre dans cette histoire. Le droit saisit le corps sans jamais le nommer.  Il tourne autour des corps surveillés et assujettis de la parenté, il en désigne les entraves sans aller au-delà. Les codes ont beau tourner autour du corps, fascinés par ses secrets, ils évitent soigneusement de le désigner directement : pas de sexualité mais des traces dans le lit, pas de mort mais des « absents », pas de corps affamé mais la nécessité de le nourrir, pas « d’ivresse manifeste » mais une « perte de conscience » conduisant au crime, pas de souffrance mais un « dommage moral », pas d’infanticide mais une « suppression de part », pas d’avortement mais un enfant mort-né…

Tout au long du XIXe siècle, la jurisprudence examine tout en résistant : comment être sûr que les coups ont bien été portés, avec quelles blessures, et qui a vu quoi ? Les attestations restent insuffisantes ; il en faut toujours plus, tout s’oppose à l’inculpation. L’attribution de propriétés juridiques aux brutalités d’un époux dérape sans cesse sur les caillasses conceptuelles : «  coups et blessures » ou «  tentative de meurtre » ? Et ne serait-ce pas un «  assassinat », à condition de considérer l’intention du conjoint, quelles que soient les conséquences des coups ?

L’ouvrage dessine ainsi cette longue tradition du droit, de la jurisprudence, des modes d’interrogation de la justice française du XIXe et du début du XXe siècle qui met en œuvre tout un arsenal conceptuel et une méthode analytique pour tenir à distance « la description » de ce qui s’est passé, pour la tamiser justement à la moulinette des fameux « éléments constitutifs de l’infraction » et de « l’intention qui a conduit à ce fait qui en détermine la moralité ». Autant dire que l’événement violent en droit est débranché de la violence descriptible en ethnographie ou de l’analyse historienne d’archives. Seule la mise en œuvre d’une fine casuistique juridique close permettra de faire entrer l’événement dans la sphère judiciaire.

Pourtant, si nous savons lire entre les lignes, une étonnante histoire jurisprudentielle se dessine dans La paix des ménages – « la guerre des familles », pourrions-nous plutôt dire ! Une passionnante histoire qui nous parle indirectement des explosions de l’homme lors de la naissance ou du mariage, dans la filiation et dans l’héritage, au voisinage desquels coups et brutalités tombent à foison… On découvre alors tout un langage qui évite le corps tout en s’y heurtant : la grossesse, l’ivresse, la main qui se lève, l’accouchement, la privation de soins, la faim, le délaissement de l’enfant, la chute étrange dans l’escalier, la correction, et bien sûr l’homicide, l’empoisonnement. Bref, toute une idée du corps comme obstacle à la vie. L’homme vient d’avoir un enfant avec une autre femme que la sienne, mais il s’en retourne tranquillement puisque la recherche de paternité est interdite. Cette histoire s’est répétée mille fois. On invente alors le « préjudice de séduction » de la femme abandonnée, pour faire reconnaître l’enfant par-dessous le drap de la paternité.

La paix des ménages, de Victoria Vanneau : la guerre des familles

Rien à faire, le corps est l’obstacle permanent des « affaires » judiciaires. Que ce soit la correction ou la dignité, la responsabilité envers soi-même ou le danger moral, le rapt de séduction ou la perte d’une chance, l’outrage à la pudeur ou l’homicide involontaire, la jurisprudence raconte massivement les coups et les violences. Ce que la jurisprudence a réalisé, au long du XIXe et du XXe siècle, c’est étendre l’observation de la vie privée, construire un instrument d’examen de la famille dans ce qu’elle a de plus intime : la chambre séparée, un enfant préféré, une maladie transmissible, un beau-père omniprésent, une lettre ouverte, des amitiés particulières, des scènes de ménage ou des incompatibilités d’humeur, des disputes  qui, au total, forment ce que nous pourrions appeler des illégalismes familiaux, soit une culture de l’excès que l’on retrouve dans les « tyrannies de l’intimité », pour reprendre le juste titre de l’ouvrage de Richard Sennett.

Dans cette entreprise d’une histoire des violences conjugales, Victoria Vanneau donne de très nombreux extraits où le corps surgit dans l’événement, une aventure de l’individu dans le jeu de la dramatisation politique. Qu’ils s’étreignent ou se frappent, s’enlacent ou se cognent, les corps s’animent et sont le moyen de penser, de sorte que l’événement est toujours corporel, social et politique.

Alors on regrettera que cet enchâssement ne soit pas mis en avant dans l’analyse. La loi traite le corps battu comme une surface topographique, ainsi que le rappelle Michel de Certeau, une sorte de désossement alors que des femmes crient dans la rue : « au viol ! ».  Autrement dit, comment se fait cette lente sédimentation des façons a-juridiques de penser la violence qui traverse notre actualité ? Car c’est bien par la hauteur des cris contemporains que la pensée juridique tremble. Ce sont les poussées d’affects non juridiques, des corpuscules d’insupportabilité qui bousculent le droit et l’obligent à voir autrement : « Mais qu’est-ce qui s’est passé ? »

L’actualité en témoigne. Les effets du mouvement #MeToo nous montrent à quel point une notion juridique n’est pas une entité stable préexistante dans la loi, ni une syntaxe déterminée à l’avance par la doctrine, mais l’aboutissement d’un combat des affects qui désignent « ce qui est mauvais » dans les conduites afin de renverser le langage de la dette et de la honte.

C’est ainsi que, pour nommer l’innommable, le terme « féminicide » est aujourd’hui massivement employé dans notre société. Comment s’impose-t-il à nous ? Comment s’imposera-t-il dans le droit jusqu’à devenir un concept juridique ? Le combat de nombre de féministes pour que les « crimes passionnels » soient requalifiés en « féminicides » n’est qu’un exemple qui montre l’assaut des sensibilités publiques pour infléchir le droit. Combien faudra-t-il de décomptes affichés du nombre de féminicides sur nos portes pour que le féminicide devienne « une évidence » en droit ?

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