Blablas et cars au Sénégal

« Comment ça marche une gare routière au Sénégal ? » Dans un livre d’autant plus frappant et percutant qu’il est bien informé, Sidy Cissokho a choisi de se poster dans les salles d’attente, les entrées et les sorties des gares routières de Dakar pour nous expliquer « comment ce petit monde tient » avec d’incroyables arrangements entre l’État, des entrepreneurs de transport et des maraudeurs professionnels qui draguent les clientèles. Comment ça marche est une vraie question pour qui arrive à la station (en l’absence de train), sac au dos, pour rejoindre n’importe quelle ville du pays. Après des formalités parfois imprévisibles, un trajet de 300 km peut prendre dix heures. Si les itinéraires sont bien tracés, les tronçons découpés en pause, avec de fastidieux contrôles de gare en gare, il faudra changer de véhicule plusieurs fois pour atteindre l’ouest ou le sud sénégalais. Mais encore faut-il partir !


Sidy Cissokho, Le transport a le dos large. Les gares routières, les chauffeurs et l’État au Sénégal (1968-2014). EHESS, 114 p., 24,90 €


Plantons le décor. Pour qui ne connait pas le site des gares dakaroises, des centaines de minibus se bousculent, voitures 7 places, autocars rafistolés stationnés en épis, en rangées instables, en files aléatoires par taille. Jour et nuit, la clameur ne cesse, avec des centaines de passagers assis dans les véhicules à attendre un éventuel départ, descendre chercher l’information ou le conducteur, confirmer un itinéraire, vérifier si le paiement a bien été enregistré. Lieu foisonnant d’activité, c’est une sorte d’immense marché où coexistent des transporteurs de bagages, des vendeurs à la sauvette (arachides, bananes, eau purifiée), des vendeurs de billets de transport et des voitures en panne. Des centaines d’hommes circulent, vont et viennent, portent des sacs et des marchandises, avec une certaine rudesse dans les échanges (éclats de voix, disputes sur des emplacements prioritaires). Car tout se transporte sur n’importe quel véhicule, tout se mesure, s’évalue, se négocie, les relations personnelles, professionnelles et administratives sont indémêlables. Chaque geste est emboîté dans des échanges et des dettes, des « comptes » qui font les prix et garantissent les obligations, dans un mouvement de survie, d’échange et de retour sur investissement.

Le transport a le dos large, de Sidy Cissokho : blablas et cars

Une station de bus dans la commune de Grand Yoff, à Dakar (2010) © CC2.0/Jeff Ataway/WikiCommons

La gare n’est donc pas un tout homogène, c’est presque une ville où toutes les fonctions sont possibles, qui mobilise plus de personnels que n’importe quel chantier du bâtiment, jusqu’au change de monnaie, jusqu’à la coiffeuse improvisée, avec différents sous-espaces spécialisés ; les lignes de bus sont jouxtées par les différentes boutiques et les étalages des vendeurs, qui suivent le flux des usagers.

Mais comment ça peut marcher ? La gestion de cette ville-usine se noue autour des « regroupements » associant des chauffeurs qui gèrent eux-mêmes les espaces, les assignations d’emplacement, le nettoyage, en lieu et place du pouvoir municipal. Entre les fonctionnaires et les propriétaires de compagnies, les chauffeurs sont rois ! Ils ont réussi à devenir les relais de l’État dans le secteur du transport. Pour autant, les conflits ouverts sont incessants entre les grands transporteurs propriétaires d’autobus, les agents administratifs et les chauffeurs particuliers qui possèdent des qualités de mécanicien, de réparateur et de dépanneur, sans oublier une foule d’apprentis qui tourne autour d’eux, disponible à merci. Les offres de coups de main excèdent les demandes ! Et c’est cet excès qui fait tourner les machineries.

Ces hectares en friche sont aussi un garage où toutes les réparations se font à ciel ouvert, avec autant de métiers que de techniques qui obligent à ouvrir des guichets. Et que découvre l’auteur ? Des sortes de « caisses communes » pour parer à tout événement imprévu : payer une réparation, renouveler un permis de conduire périmé, régler une amende, un contrôle technique ou encore une part des cotisations dues à un marabout pour confirmer qu’on a bien entendu ses consignes. Avec Sidy Cissokho, nous entrons dans les profondeurs des structures d’échange entre l’économie, le religieux, le politique, soutenant des associations informelles pour garder le terrain du marché des transports.

Le transport a le dos large, de Sidy Cissokho : blablas et cars

À Keur Massar, dans la périphérie de Dakar (2020) © CC4.0/Lisa Coulaud/WikiCommons

Les choses s’éclairent peu à peu. Des structures d’arrangement surgissent. L’autorité publique du lieu est partagée entre les grands regroupements de propriétaires d’autobus, le maillage municipal qui fait son propre courtage de transport et les associations informelles de chauffeurs qui tiennent le quotidien au plus près. Cascade de délégations, cascade de sous-traitances, cascade de dettes et de paiements, cascade de prélèvements à la source venant de la poche des voyageurs. Au lieu de s’en tenir à une vision formelle des forces et des capitaux investis, Sidy Cissokho travaille en finesse sur la manière dont se construisent des strates de dépendance et les nombreuses variations organisationnelles entre « les gros » et les « petits » transporteurs, l’ouverture de guichets provisoires en cas d’affluence et les reports d’engagement lorsque les autobus sont débordés.

Tout se résume dans la scène des bureaux : se côtoient coude à coude un représentant municipal, un représentant des regroupements, un représentant des associations et un petit chef des maraudeurs. Chacun se mêlera du compte des autres, pourra percevoir « à la place de » en cas d’absence, faire une double ou triple comptabilité introduisant des « restes » de dettes antérieures. Tous les comptes sont divisés « en avance » ou en « sous-compte », de l’inscription des véhicules à l’identification des chauffeurs, du registre des arrivées réelles à celui des départs : paiements en cascade, pour la compagnie de cars, puis pour le marabout, pour la caisse des chauffeurs, enfin pour l’entretien de la gare.

La très relative importance de l’écrit découle du contrôle pour éviter les fraudes qui restent légion : doubler dans la file d’attente, contourner le système en se faisant inscrire tôt le matin, changer de chauffeur au dernier moment, etc. Mais plus encore, par une autre comptabilité qui prend en charge les difficultés de « coxeurs » (ceux qui tournent dans les rangs pour noter les numéros d’immatriculation) et qui prélève un pourcentage sur le stationnement, sans parler des difficultés des anciens chauffeurs trop âgés.

Le transport a le dos large, de Sidy Cissokho : blablas et cars

Soudain le titre de l’ouvrage prend sens : « Le transport a le dos large », entendons qu’il prend en charge mille activités connexes dont celle des vieux chauffeurs mais aussi les tontines, ces caisses d’aide pour acheter un nouveau véhicule, dépanner une veuve, aider un nouveau partenaire à démarrer son activité. Au total, Sidy Cissokho nous propose moins une histoire de transporteurs que l’histoire d’une justice sociale, celle d’une redistribution économique étendue à une population bien plus large que celle des chauffeurs en activité. Une sorte de système mutualiste, pourrait-on dire. Sidy Cissokho nous parle de solidarité, en somme, une solidarité qui navigue entre plusieurs territoires, qui déborde le travail et qui aide à tenir des ensembles de familles dans une certaine sérénité.

Ce livre nous aide à nous éloigner des préjugés si courants, ceux de la totale désorganisation et de la petite corruption irritante. Car il s’y passe tout autre chose, un sous-sol vivant qui tient ensemble des segments opposés : l’entreprise, l’économie des réseaux familiaux, le travail de maraudage, le contrôle d’État et la religion. Chaque segment oriente l’argent dans un cercle différent des autres, de la logique de la négociation à l’habituel courtage, du cadeau au devoir d’entraide, de la dette ancienne à l’accumulation redistributive. Cette recherche est en tous points exemplaire pour qui s’interroge sur « ce que l’économie en situation veut dire ». Elle nous rappelle sa forte dimension empirique : l’argent a une odeur, une densité singulière, selon le contenu des relations sociales dans lesquelles il s’enroule.

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