Antoine Emaz, le choix du peu

Une aire de jeu apparemment restreinte. Un poète qui s’astreint au très peu. Et qui par là atteint par moments des sommets. La vie d’Antoine Emaz ressemble à ses écrits : peu d’éclats, du retrait, plutôt que la faconde. Il quitte rarement Angers où il habite, écrit. Professeur agrégé, il enseigne dans les classes de collège et de lycée.


Antoine Emaz, Erre. Dessins de Djamel Meskache. Tarabuste, 168 p., 16 €


Erre est issu du manuscrit sur lequel travaillait Antoine Emaz avant sa mort, le 3 mars 2019. Il débute le 7 juillet et s’arrête le 27 septembre 2018. Peut-on le dire inachevé ? « C’est la deuxième version du texte que nous découvrons, à l’exception de la fin » (c’est-à-dire des vingt dernières pages), écrit Anne-Sophie Petit-Emptaz dans une brève postface. « Seul le titre avait été arrêté. » Est-il si émouvant parce qu’on le sait écrit par un homme très malade ? « ça tient à peu / mais ça tient encore »

Erre : Antoine Emaz, le choix du peu

Antoine Emaz © Éditions Tarabuste

Un homme qui préfère ne pas se mettre en scène, parler de lui à partir du pronom « ça », et, quelques vers plus loin, à partir du pronom « on », l’un et l’autre désignant des groupes de choses ou d’êtres, du collectif, de l’indifférencié. Il utilise également pour se dissoudre, s’impersonnaliser, des verbes transitifs sans proposer de complément d’objet, en sorte que le sens est suspendu, ouvert : « sans doute aussi le silence fige ». Le verbe ici est-il pronominal, « se fige », fige-t-il le poète, le lecteur ? Ou bien l’absence de complément semble interrompre le propos :

« il y a eu pas mal de paroles

quand ça cesse
on se demande

avant pas vraiment »

Ou bien encore il fait parler un arbre plutôt que lui :

« pourquoi se demander alors

si l’acacia est fatigué

d’être vieux »

Est-ce parce que son nom de naissance, Petit, est un adjectif qu’avec lui les adjectifs deviennent des substantifs : « vieux c’est plus lent » ? Et que l’abstrait devient concret : « la tendresse qui cherche son lieu » ?

Épuisement du locuteur ? L’espace entre les vers laisse place au lecteur, à son interprétation. En revanche, les verbes intransitifs s’inventent un complément d’objet :

« on voudrait

tout parler

même le silence »

L’ambition est grandiose. De même quand le poète dit qu’il cherche le « rien pur ». À sa façon, il est d’une ambition extrême, à la recherche du « rien pur », inaccessible ou inaudible à ceux qui sont encore vivants. En cela proche de la pensée bouddhique.

Conscient qu’il ne sait « quoi comprendre », il se sent dérisoire et commun, dénué de « la fibre héroïque ». Ses poèmes sont semblables aux rognures, aux rebuts laissés par le rabot du menuisier, celui de son grand-père, et, comme le rabot, le poète recommence son geste, « enlève à chaque passage un peu de poids », il supprime progressivement le matériau qui reste, faisant de la répétition l’équivalent d’une résistance opposée au « grand chien noir de nuit qui casse/tout ».

Erre : Antoine Emaz, le choix du peu

Cependant, il refuse le drame, « reste un souffle tranquille », « la fin du jour est bonne à prendre ». Comme arme de combat, il a aussi l’humour, à la fin d’un poème, en conclusion inopinée, et sans en avoir l’air :

« on voudrait seulement
conserver sous la main un chemin jusqu’à
un corps tiède un sourire un soir bleu

un peu comme vouloir surgeler
du bonheur »

Pour autant, pas d’impression de flou, de mal fichu. Si l’on erre, c’est par excès de sens, plus que par manque. Parce que les mots ont leur vie propre, qu’ils jouent entre eux naturellement. L’ « erre » du titre évoque, certes, errer, mais aussi l’aire qui permet le repos, l’air qui permet de respirer. De même les allitérations, nombreuses au fil des vers :

« deuil calme
d’un passé sans heurt
juste passé
poussière en suspension dans la lumière
pas plus »

Quant à l’enjambement : « si dehors verse dedans / il n’y a plus que du calme », l’énonciation interrompue : « ou bien descendre encore / à la verticale / plus profond / vers on ne sait », ils créent l’incertitude qui élargit le sens.

Cependant, les repères et les bords manquent, « pour traverser la nuit / sans se perdre » et le poème n’est qu’une « balise falote » pour voyager jusqu’à demain.

Quelle éthique dégager, quelle leçon d’écriture (car les deux vont de pair) ? Avec les mots pour tout moyen, se construire un abri, ne pas viser plus haut, chercher plus ambitieux, « il n’y a pas de paradis », et ne pas s’encombrer de visées inutiles, ne s’en tenir qu’au nécessaire, comme ceux qui doivent, en temps de guerre, abandonner leurs biens et n’en garder qu’une poignée, n’en emporter qu’un sac pour demeurer léger, fuir à temps, courir vite. Rester vivant.

On s’en voudrait de ne pas lire chaque poème avec la même concentration, la même joie (il y en a en lisant ce recueil pourtant écrit dans la souffrance et la proximité de la disparition), tant ils touchent en plein cœur, on aimerait dire merci à leur auteur. On ne peut pas, il est parti. Doux et rugueux, présent mais retiré. Souriant du loin de son retrait.

Tous les articles du numéro 163 d’En attendant Nadeau