La contre-épopée du colonialisme

Au milieu du XIXe siècle, en Algérie, Mathieu Belezi donne la parole aux sans-grades de la conquête, une femme colon et un soldat. Pour déconstruire les mensonges originels de la colonisation, Attaquer la terre et le soleil prend les accents successifs d’une épopée mort-née, d’un conte cruel, d’une tragédie sans grandeur. La langue, littéraire, scandée, rythmée, vise à mettre en lumière les mécanismes d’instrumentalisation des anonymes, leur assujettissement à une idéologie. Le pari romanesque est réussi.


Mathieu Belezi, Attaquer la terre et le soleil. Le Tripode, 160 p., 17 €


Séraphine et sa famille ont cru au « paradis que le gouvernement de la République nous avait promis ». Ils ont rêvé d’échanger leur pauvreté contre la colonisation de l’Algérie. Cependant, la jeune femme déchante dès les premières lignes du livre : « J’ai pleuré, je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer quand nous sommes arrivés et que nous avons vu la terre qu’il allait falloir travailler ». Rien n’est prêt pour accueillir les colons. Et la terre s’oppose de toutes ses forces à sa prise de possession. Des plaies bibliques frappent les Français : pluie aux allures de déluge, chaleur, choléra, « lions du désert ». Les Algériens, toujours hors champ ou lointains, coupent les têtes des colons isolés, se révoltent, mettant à feu et à sang la région. Pour Séraphine et les siens, tout contact avec les habitants du pays est impossible, tant la représentation qu’ils s’en font est marquée par la peur.

L’héroïne raconte son odyssée dans une langue ample, marquée par le rapport à la nature pour cette femme simple dont le métier est de travailler la terre, et pourtant cette langue est en même temps errante, défaite. Sans repères, dépourvue de points et de majuscules, sauf dans les dialogues souvent interrogatifs ou exclamatifs, pleins des incertitudes des colons, les beuglements des militaires et du martèlement de la propagande. Le roman est émaillé des discours que deux capitaines, l’un raisonnable et bienveillant, l’autre féroce et délirant, tiennent sur la grandeur de la France et de sa mission civilisatrice. L’argumentaire est tellement répété, simplifié, qu’il finit par se vider de tout son sens, jusqu’à laisser voir l’absurdité de l’entreprise de la colonie agricole comme de la guerre menée aux Algériens.

Attaquer la terre et le soleil, de Mathieu Belezi

En alternance avec les chapitres de Séraphine intitulés « (Rude besogne) », d’autres, titrés « (Bain de sang) », sont racontés par un soldat sans nom. La guerre de l’armée française s’y limite à une succession de pillages et de massacres, viols et meurtres, dépourvus de sens, sinon celui de procurer à leurs auteurs de quoi manger, se réchauffer et prendre du plaisir. Les soldats approuvent en un chœur décérébré les diatribes de leur capitaine charismatique, abandonnant toute raison contre les joies qu’ils tirent de leur équipée féroce. Au style de l’épopée se mêle celui du conte, avec « ogres » et « sorcières », mais l’un et l’autre également tordus, dégradés.

Au fil de leurs exactions, le capitaine et ses hommes se déshumanisent, presque en une métamorphose fantastique : « il nous montre tout fier sa tignasse de lion, notre capitaine, sa formidable chevelure bouclée qu’il n’a pas coupée depuis trois mois, et qui lui cache le front et les oreilles, descend dans son cou de taureau bâfreur et couronne de manière grandiose sa face bouffie de graisse où nagent ses deux gros yeux ensanglantés » ; « et c’est avec une rage plus chrétienne que d’habitude qu’on attaque le fondouk, pupilles dilatées, narines palpitantes, babines retroussées sur nos chicots qui sont comme des crocs prêts à mordre ». Leur violence permet de comprendre en creux celle exercée par les Algériens sur les colons de Séraphine.

On peut déduire de quelques indices, dont la présence du général Mac Mahon, que le récit se situe pendant la IIe République, entre 1848 et 1851, mais cela importe peu. Ce qui est décrit prend une dimension universelle, où toute colonisation revient à une agression, à se « battre contre le soleil, contre la terre revêche », ainsi que le dit Séraphine.

Comme Éric Vuillard dans Une sortie honorable, Mathieu Belezi s’attache aux colonisateurs pour montrer l’inanité de la colonisation. Cependant, il choisit le point de vue de ses acteurs de base, de ses petites mains. Si les Algériens sont très peu présents dans le roman, cela se justifie par la manière dont les perçoivent les deux narrateurs, par la façon dont l’institution qui les envoie en Algérie, en l’occurrence l’armée, leur a peint ceux-ci. La négation de l’autre en tant que pair, en tant qu’égal, rend possibles la colonisation, les conquêtes à toutes les époques, avec leurs cortèges d’atrocités.

Il y a une différence entre le soldat et Séraphine : celle-ci, après avoir souffert et perdu plusieurs des siens, arrive à prendre conscience, même instinctivement, de ce que sa présence sur une terre étrangère a d’anormal, d’hostile. Elle comprend le rôle qu’on lui a attribué : « je ne pouvais pas oublier ce qu’il m’en avait déjà coûté de jouer les colons pour les beaux yeux de la République française ». Cette lucidité est la part de lumière d’un roman sombre, dur, porté par le rythme de l’entêtement qui conduit à l’abime. Une respiration à la fin du chant de deuil d’une entreprise maudite dès le début.

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