Coordonner sa vie

Un titre laconique, GPS, une quatrième de couverture qui tient en une phrase : le lecteur se sent assez désorienté avec le deuxième roman de Lucie Rico, après Le chant du poulet sous vide. Cela tombe bien. Nous l’avons tous expérimenté, le GPS n’est pas toujours fiable et le point rouge que suit Ariane, l’héroïne du roman, ne correspond pas forcément à Sandrine, qu’elle cherche. En quête avec elle, nous avons bien des occasions de sourire (ou de rire) et de nous interroger, plus sérieusement, sur ce singulier objet de la modernité.


Lucie Rico, GPS. P.O.L, 224 p., 19 €


Le prénom d’Ariane n’apparait qu’une seule fois. Le reste du temps, elle est ce « tu » auquel s’adresse la narratrice. Depuis le lycée, Sandrine est sa meilleure amie. Laquelle, au début du roman de Lucie Rico, se fiance avec John dans la « Zone Belle-Fenestre ». Il faut y aller et le GPS devrait l’aider à trouver l’endroit. Première complication, on le sait : « Il suffit qu’un numéro manque, et l’adresse devient incompétente ». Le choix de l’adjectif donne le ton, et la suite du paragraphe est de la même eau : c’est plutôt fantaisiste. La suite sera à l’avenant. Aller vers le lieu les yeux sur l’écran n’est pas très aisé.

GPS, de Lucie Rico : coordonner sa vie

Lucie Rico ©  Hélène Bamberger/P.O.L

Alors l’héroïne se fie à cette minuscule trace rouge qui, sur l’écran de son téléphone, représente son amie. Elle est heureuse de retrouver Sandrine, mais pas vraiment à son aise parmi les invités. Les quelque quarante premières pages consacrées à la cérémonie présentent le décor et certains moments confinent au grotesque. Il est possible que l’un des convives soit « le connard de la fête » avec qui Sandrine disparaitra de la Zone Belle-Fenestre après la cérémonie. Les bribes de dialogue transcrites dans ces pages laissent penser que « ces fiançailles sont un séminaire de team building ». Le jargon d’entreprise est révélateur. Ariane n’a guère d’affinités avec des visages « tous interchangeables » pour elle. Quant au « connard de la fête », c’est peut-être Baptiste, au « sourire comme une fente cimentée sur son visage pour ne pas perdre la chance d’une conquête ». Que dire des fiançailles sinon qu’elles unissent deux personnes qui se sont rencontrées grâce à un algorithme : « John est apparu sur un réseau social. Il ne restait plus qu’à le conquérir. Sandrine a finalisé l’opération sans trop d’efforts ».

Ces pages d’ouverture permettent également de dresser le portrait de l’héroïne. Elle est au chômage, regrette surtout de ne plus recevoir de bruyantes notifications, et reconnaitrait aisément sa posture dans le canapé en tapant « attente et désœuvrement » sur Google Images. Elle a travaillé pour quelques journaux en ligne ou papier, à la rubrique faits divers et on lira des titres, chapeaux ou brèves qui donnent une idée de son style : « Un cycliste alimente un grille-pain à la force de ses cuisses » ou bien : « Ils organisent un concert de klaxons pour protester contre la pollution visuelle ». Son « écriture trop incisive » a déplu aux lecteurs. On ne la sent pas vraiment impliquée dans la recherche d’un emploi et, sollicitée pour un poste de pigiste, elle reste très évasive, concentrée qu’elle est sur le point rouge censé représenter Sandrine après qu’elle a quitté la fête.

Elle n’est pas beaucoup plus impliquée dans sa vie sentimentale. Antoine, qui partage sa vie deux soirs par semaine, est pompier. Il n’a pas grand-chose à dire et parle « feux, flammes, lances à incendie », craint l’été. Il vient d’abord chez elle pour « rendre visite » à la PlayStation. Bref, le tableau d’ensemble n’est pas lumineux.

Hormis ce point rouge qui l’obsède du début à la fin, et le fait qu’il se soit figé près d’un lac artificiel. On a en effet trouvé là un corps en cendres, et elle se demande si ce n’est pas Sandrine. Il y a une malédiction des prénoms et l’homophonie Sandrine/cendre ne lui semble pas tout à fait fortuite.

Suivre son amie sur un écran, c’est donner à l’espace une autre dimension. Ce roman qui fait souvent sourire donne aussi à penser la façon dont désormais nous nous figurons l’espace. Nous le neutralisons, le rendons abstrait. Ariane vit dans un espace virtuel, et cela ne date pas de cet épisode. Elle n’a jamais voyagé, considérant – et le constat n’est hélas pas faux –  que « deux personnes équipées de la fibre et abonnées à Netflix ont plus en commun que deux personnes habitant à Clermont-Ferrand ». Le GPS fige l’espace, en donne une version schématique. Il rend la flânerie vaine, la sortie inutile : après tout, on peut se faire livrer ce qu’on veut grâce à lui. Regarder le paysage réel ne sert à rien.

GPS, de Lucie Rico : coordonner sa vie

Une ville de France vue de la Station spatiale internationale (2001) © CC0/Nasa

Le GPS a également pris le pouvoir. On apprend ainsi que les photos faites par Google Maps doivent exclure les humains, ne rien montrer qui dérange. Les employés qui arpentent les lieux obéissent à de stricts protocoles en la matière. Et puis le satellite qui contrôle toute image est aussi celui qui surveille. Que l’on se rappelle les innombrables traques vues du haut et on comprend qu’un simple point rouge résume une existence. Mais, au-delà de cet outil, la narratrice décrit une société entièrement déformée, transformée par le virtuel. Les premières pages consacrées à la fête semblent dilatées par la quête d’Ariane dans un labyrinthe dont le téléphone portable serait le fil. La façon dont la narratrice joue de la digression en est la trace sur le papier.

Ariane et Sandrine se sont d’abord connues par écran interposé, à travers l’échange de textes de chansons. Jeunes adultes, elles ont souvent cohabité, partagé des expériences. Si la première est devenue journaliste, la seconde, qui ne sait pas nager et pour qui « la natation ne correspondait pas à l’ergonomie du corps », se consacre à la vente de piscines. Au fond, Sandrine a réalisé l’idéal de son amie : « Les postes de communicante t’attirent, surtout les plus atroces. Vendre des produits conduisant le monde à sa perte n’est pas sans points communs avec l’écriture de faits divers. »

GPS a des airs de roman policier quelque peu désaxé, plutôt bancal. Ariane – ce tu qui ressemble à la narratrice se regardant en miroir dans sa fiction – trouve dans la disparition de Sandrine une chance de se rapprocher d’Antoine : « C’est quelque chose que vous pourriez résoudre ensemble, résoudre le meurtre de ta meilleure amie en ligne. Une activité de couple moderne comme s’inscrire sur les réseaux sociaux échangistes, s’engueuler sur Twitter et faire des Zooms avec des amis communs pour l’apéro ». C’est presque mieux que d’avoir un enfant. On lira à ce propos une page aussi grinçante que juste.

Lorsque Ariane découvre ce qu’est devenue Sandrine, le rythme du roman change, la page ressemble à ces espaces vacants que montre l’écran. Ce sont des blancs, de courts paragraphes qui feraient de cette histoire arrêtée sur un point rouge un poème. Bientôt, la vie se décline en coordonnées GPS. Tout ce que l’on a fait tient non plus à des émotions, à des moments, mais à une série de chiffres et de lettres majuscules, en degrés, minutes et secondes, qui seraient autant de dates. C’est loin d’être enthousiasmant.

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