Les mots qui réparent

C’est un récit précipité, bousculé, souvent fait de phrases courtes ou nominales, parfois d’énumérations comme s’il fallait se hâter de dire, de répertorier, pour en finir avec les souffrances, avec les sentiments violents qui ont blessé le personnage principal, avec la haine et l’amour, la haine de soi, l’amour difficile ou impossible, enfin trouvé. Ce roman s’intitule Dire, il est le deuxième d’Emmanuel Chaussade qui avait publié l’an passé Elle, la mère.


Emmanuel Chaussade, Dire. Mercure de France, 128 p., 14 €


Personnage ou narrateur, le trouble demeure. Le roman d’Emmanuel Chaussade est écrit à la troisième personne mais le contenu et la quatrième de couverture donnent à penser que le héros est aussi le narrateur, voire l’auteur transposant ici ce qu’il a vécu. Le lien entre les deux livres se fait entre autres par le prénom de Gabriel qui représente le personnage suivi tout au long du roman.

Dire, d'Emmanuel Chaussade : les mots qui réparent

Emmanuel Chaussade © Francesca Mantovani/Gallimard

Ce qu’il a à dire, il le raconte souvent dans des séances qui durent dix minutes chacune : « Les mêmes règles. Les mêmes rituels. » Et jusqu’à ce que la psychanalyste – il s’agit d’Elsa Cayat – meure assassinée par les terroristes en janvier 2015, ce sera identique : « Des jours sans. Des jours avec. Les longs silences. Les mots de lui. Ses mots à lui. Les mots pour lui. La violence feutrée, calfeutrée, claquemurée. Tous ses maux. Quelques ponctuations à elle ».

Ce qui donne au roman son unité rythmique, c’est peut-être cette durée pendant laquelle il ne faut pas cesser de dire. La phrase de Beckett mise en exergue du roman l’indique aussi, « redire, le plus souvent possible dans l’espace le plus réduit, ce qui a été dit ». L’espace réduit est la page et le cabinet de la thérapeute, avec le divan « complètement défoncé », avec « le même coussin crasseux où poser la tête », et ce durant quinze années, selon un rituel bien établi. Les paroles d’Elsa Cayat, dont le nom signifie « couturier » dans les langues sémitiques, posent des repères, donnent des orientations, aident celui qui est allongé à avancer, à s’éloigner de cette enfance souvent pénible qui aurait pu le détruire.

L’enfance, la passion pour la couture et la création de mode, l’amour, sont les trois grands moments du roman. Le mot « thème » réduirait la portée de ce texte, l’aplatirait. Et si l’on veut ne garder qu’un seul mot, prenons celui de corps.

Corps de l’enfant d’abord, soumis au désir d’autres. Un certain Tonton Lili, son parrain, l’a violé. Il n’a pas pu dire : « Être fracassé. Il est seul dans la chambre de Lili. Être en survie. Seul. La mère le trouve plus tard. La girafe Sophie dans la bouche. Elle lui demande ce qu’il fait là, tout seul. L’enfant sourit à la mère ». Plus tard, il entre dans une vespasienne, des hommes l’entourent, le touchent, le salissent : « Quatorze ans. Il est seul. Il se déteste. Il se hait ». Les phrases sont réduites à leur noyau : autant de blessures qu’il relate.

Adulte, c’est à peine différent. La passion amoureuse comme la seule attirance, la rencontre d’un bref moment, ici ou là, dans les lieux les plus sordides, ont quelque chose de brutal ou de bestial : « Il se fait des mâles. Un, deux, trois. Aucun souvenir. Il se fait du mal ». Il connait le corps des hommes désirés, rencontrés, mais « lui-même n’est même plus un corps, sali, souillé, mais une chose, un rien qui plonge au plus profond d’abîmes sans issue ». On pense à Fou de Vincent, le roman d’Hervé Guibert, et à d’autres textes du même écrivain, mais la violence est plus présente.

Dire, d'Emmanuel Chaussade : les mots qui réparent

À Paris © Jean-Luc Bertini

Il a heureusement son univers, depuis l’enfance. Il aime la couture, habille les poupées de sa sœur, les installe dans des décors qu’il conçoit, fait de pages de Marie-Claire ou d’Elle. Ses parents, peu présents, souvent hostiles, ne l’aident pas. Pis : son père le maltraite, l’insulte, et, quand il annonce qu’il veut devenir couturier, il lui dit que ce n’est pas un métier d’homme et essaie de l’en empêcher, lui coupant les vivres ou l’obligeant à mendier la moindre petite somme pour survivre, notamment lorsqu’il doit étudier à Paris. La mère, celle que l’on découvre dans Elle, la mère, et qui s’est affranchie pour partie de cet époux toxique, ici obtempère. Elle tient pour rien le désir de son fils.

Il se bat, il vit de peu, réussit les concours d’entrée dans les meilleures écoles, résiste à la bêtise et à la méchanceté des enseignantes de l’école de la chambre syndicale de la couture parisienne. Il devient l’assistant anonyme puis de plus en plus reconnu d’un grand créateur de l’avenue Montaigne. Gabriel aime inventer, créer ; on le sent dans les pages que le narrateur consacre aux tissus, à leurs couleurs, à leurs textures. Plaisir des sens, et des mots pour les dire. La phrase se délie, s’allonge, les adjectifs et autres expansions semblent des atours dont se pare chaque mot.

Gabriel se laisse emporter par la frénésie qui règne dans ce milieu en ces années 1980 : les fêtes, les voyages, les rencontres. Mais il perçoit bientôt les souffrances infligées aux mannequins lors des périodes de défilés, « abattage esthétique, mises à mort verbales ». Il observe les manœuvres des courtisans dont le mépris n’a d’égal que l’incompétence. Il suffit d’être près du maitre, comme en d’autres temps, d’autres lieux, près d’un Roi-Soleil. Cela dure jusqu’au moment où les financiers prennent le pouvoir, rachètent et transforment. Gabriel doit se battre, encore : « Les couturiers sont amputés de leurs prénoms par les financiers. Les financiers cultivent l’ADN et arrachent les racines. Il s’oppose aux interdits, se cabre davantage. Les tensions sont vives. Il est un artisan, un fournisseur. On veut le transformer en artiste de la mode. Il n’y croit pas. »

Les épreuves sont nombreuses, qu’il traverse grâce à la colère, voire à la haine des siens. Oui, la haine, aussi terrible que puisse être cette sombre émotion. L’amour, enfin, le sauve, celui par lequel se clôt le roman. Sans oublier les mots qu’il a partagés avec Elsa Cayat, les mots qui réparent. Il retrouve l’adolescent qui nageait dans la Méditerranée, sur la Côte d’Azur : « Trop de vieux, habillés tous en blanc. Trop de monde sur la plage, trop bronzés. Trop de baigneurs dans la mer, trop bruyants. Il fuit le trop, pire que le peu. Il nage loin pour être seul ». Loin du pire.

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