Sexton, une poétesse de la vulnérabilité

Les éditions Des femmes nous offrent l’occasion de lire pour la première fois en français les œuvres poétiques d’Anne Sexton (1928-1974), dans une traduction de Sabine Huynh. Reconnue de son vivant dans le monde anglo-saxon, mais traduite tardivement, la poétesse « confessionnelle » américaine nous plonge dans le quotidien de la dépression et de l’asile. Son œuvre constitue néanmoins une preuve de la puissance des mots à construire, à relier et à réparer.


Anne Sexton, Tu vis ou tu meurs. Œuvres poétiques (1960-1969). Préface de Patricia Godi. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Sabine Huynh. Des femmes-Antoinette Fouque, 400 p., 24 €


Tu vis ou tu meurs. Œuvres poétiques (1960-1969) propose une contemplation de l’être et de l’être dans le langage. À partir de la « matière brute de la dépression », Sexton y dessine des scènes qui racontent l’épreuve que constitue le fait d’être vivant. Elle compose à l’interstice entre la vie et la mort, depuis l’espace de la presque-mort, celui de l’asile, qui domine, même dans la description des environnements et des expériences les plus banales. Elle donne une voix à celles que l’asile – parfois symbolique, parfois littéral – enferme. Elle propose ainsi une voie de sortie, sans garantie d’issue véritable, comme semble l’indiquer le titre du recueil qui ouvre l’anthologie : « Retour partiel de l’asile » (1960).

Avec ses mots qui « re-créent » les expériences réelles de la poétesse, surgit la possibilité de renaître : celle-ci passe par l’inscription du singulier dans le collectif. Chaque poème (à la forme dite « libre ») contribue à la construction d’une communauté de femmes et d’opprimés. Car si la poésie de Sexton n’est pas ouvertement militante, l’écriture de l’intime ou confessionnelle, du point de vue féminin, rejoint et accompagne la réflexion féministe émergente de l’époque.

L’anthologie laisse entrevoir, en effet, une envie de célébrer le féminin – les amitiés entre femmes, la relation mère-fille, le care – et de rappeler la douceur de certaines figures dans la vie de la poétesse (voir notamment le recueil « Tous mes chers petits », 1962). La mort n’en est cependant jamais absente. C’est cette fragilité du point de contact entre vivant et mort, et entre mort et guérison, qui est filée dans tous ces poèmes, grâce à l’attention portée sur les vies les plus vulnérables. En écho à certains textes de Virginia Woolf, sa poésie plaide pour « que toutes les phalènes égarées rentrent chez elles », et s’interroge : « Ô petite fille, / mon haricot / comment pousses-tu ? / Tu pousses de cette façon. / Trop abondante pour être mangée. »

Tu vis ou tu meurs : Anne Sexton, une poétesse de la vulnérabilité

Anne Sexton © Everett Collection

La poésie de Sexton témoigne d’un regard singulier sur le monde et d’une conscience d’être unie à toutes les formes de vie qu’elle convoque : « personne n’est seul, tellement dans la caresse nous [ sombrons ». Ainsi, elle rappelle surtout le destin que nous partageons, avec des comparaisons qui réintroduisent une légèreté parfois surprenante. Dans « Lettre d’adieu », nous lisons par exemple : « Je vais devoir sombrer avec des centaines d’autres / Dans un monte-charge qui s’abîmera en enfer. / Je serai une chose légère / J’entrerai dans la mort / Comme la lentille optique que quelqu’un a égarée. / La vie semble à moitié élargie. / Les poissons et les hiboux sont féroces aujourd’hui. / La vie bascule d’avant en arrière. Mais les guêpes n’arrivent pas à trouver mes yeux. »

La voix de la poétesse s’inscrit « dans la résistance au malheur et l’art de survivre », comme l’écrit Patricia Godi dans sa préface, en même temps qu’elle reconnaît et cède finalement à la puissance de Thanatos. Car ces poèmes furent en quelque sorte composés sous la menace (ou avec le présage) de leur disparition, qui fut aussi celle de l’autrice ; le livre et la traduction servent à les contrer, en les faisant exister autrement et ailleurs. Sa parution contribue ainsi à la longue cure des mots qui reconnaît et met en valeur les expériences des femmes, y compris les doubles créés, comme l’écrit Luce Irigaray, « à force de passer sans cesse de l’autre côté, d’être toujours outre, parce que de ce côté-ci de l’écran de leurs projections, de ce plan de leurs représentations, je ne peux pas vivre » (Ce sexe qui n’en est pas un, 1977).

À la lumière d’une telle réflexion, qui semble déjà présente chez Sexton, la traduction apparait comme encore plus essentielle. En effet, la parution en français met en relief les doubles contenus dans l’œuvre poétique d’Anne Sexton : l’autre femme de la folie, l’enfant en nous qui a peur, la femme qu’on aurait pu être. À travers le surgissement des mots de Sexton dans une autre langue, ces figures s’actualisent, parfois très littéralement, comme lorsqu’on lit : « À l’intérieur, j’ai été dix filles parlant français ».

« Mieux (a dit quelqu’un) vaut ne pas naître / et encore mieux / ne pas naître deux fois », écrit-elle. C’est cependant le procédé qui ordonne son œuvre, lorsque les poèmes courts nous laissent demeurer dans le presque-espoir, nous plongent dans le noir, puis finissent par offrir de petits éclats de lumière. Naître et mourir, mourir et naître. Au point que ces deux verbes se voient attribuer une place centrale dans le titre du troisième recueil contenu dans cette anthologie et dans celui de l’anthologie elle-même, Live or Die, que Sabine Huynh traduit par Tu vis ou tu meurs. Avec cette traduction qui introduit l’adresse à la deuxième personne, elle met en scène un des enjeux clé de l’œuvre de Sexton : l’autre en soi.

La traduction, telle la cure psychanalytique, nous montre « comment un mot est capable d’en façonner un autre, jusqu’à ce que j’aie quelque chose que j’aurais pu dire… mais sans l’avoir fait ». Elle est la preuve d’une potentialité constructive dans la destruction, comme l’œuvre d’Anne Sexton elle-même. Elle redonne de la vie en même temps que quelque chose meurt.

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