Un épique chant anti-confinement

L’Histoire splendide, de Guillaume Basquin, s’inscrivant dans la tradition des textes prophétiques, se livre à une dénonciation de la cité, personnifiée ici par Emmanuel Macron, fustigé à cause de sa politique sanitaire.


Guillaume Basquin, L’Histoire splendide. Tinbad, 344 p., 23 €


La haine peut-elle engendrer le beau ? Maldoror dit : « Lecteur, c’est peut-être la haine que tu veux que j’invoque dans le commencement de cet ouvrage ! » Lautréamont débute donc en signalant le « museau hideux » et les « rouges émanations » du lecteur ; chez Guillaume Basquin, les émissions sont matérielles : « au commencement était le foutre ! que diable ! & le foutre était en l’hom’ ! comment ça le foutre ! le sperme ? oui ! ». Quel commencement hard ! C’est normal : Basquin a attendu six ans depuis son précédent livre avant de s’ériger en romancier, une attente infernale, si on réfléchit sur la valeur du chiffre six (ici la numérologie compte).

Qu’est-ce qui a fait décoller cet homme polyvalent – pilote de ligne à Air France ; éditeur de la revue Les Cahiers de Tinbad ; directeur d’une maison d’édition portant, elle aussi, un nom renvoyant au Tinbad the tailor de Joyce ; collaborateur de nombreuses revues ; et, surtout, poète –, le poussant à s’épandre dans un format expansif ? En un mot, c’est le confinement. Être cloué au sol à Paris intra-muros, incarcéré entre ses propres murs, a fait flipper pas mal d’esprits au printemps 2020. L’épreuve était d’autant plus insupportable pour les navigants, ces cosmopolites itinérants, habitués à se moquer des frontières, sauf de celle séparant la troposphère de la stratosphère.

L’Histoire splendide, le nouveau roman de Guillaume Basquin

Vue de Paris © Jean-Luc Bertini

Basquin a dû s’adapter à son éloignement du firmament : au lieu de côtoyer les nuages, de voir les cieux de près, il s’est rabattu sur l’ouïe, afin d’entendre la voix venant d’en haut, celle de « Yhwh ». La transcription hébraïsante en dit long sur ses ambitions d’intégrer le canon, candidature renforcée par la division du texte en cinq parties, à l’instar du Pentateuque : « Au Commencement », « Mille Romans », « Terreur », « Entracte » et « Journal De CONfinement ».

L’Ancien Testament garde-t-il sa pertinence ? C’est le socle du testament d’après, il prépare l’éruption de l’équivalence phallus = parole, foutre = verbe, une identité qui « coule de source ». Le poète se trouve à ladite source, il prend le monde sous sa langue, l’exposant dans un volume intitulé L’Histoire splendide. La petite rondelle qu’est l’hostie sert-elle de modèle ? Non : l’auteur a déjà expérimenté cette forme avec (L)ivre du papier (2016), donc il se contente maintenant d’une figure différente, la roue carrée, adaptation de l’archétype précédent. C’est dire combien un texte se constitue à partir du tissage génétique des aïeux, la semence primordiale. Dont celle même de l’auteur : l’auto-génération.

Kundera prétend qu’un roman transmet une vision implicite de l’histoire du roman. Basquin l’explicite : « Le roman-roman tel que le conçoivent la quasi-totalité de mes confrères […] est un genre moribond & usé par les redites – sans intérêt pour moi –  fi de l’intrigue traditionnelle ! – il faut plutôt concentrer le pinceau sur un seul personnage important : moi-même ». Dans Corpus Rothi II, essai sur Philip Roth, j’avais appelé ce schéma « monofiction » (monothéisme ?) : l’œuvre construite autour d’un unique personnage prophétique. Peu importe les « masques » qu’il revêt, l’intérêt réside dans son rapport à ses fidèles et à soi en tant qu’incarnation du Verbe.

L’Histoire splendide se positionne vis-à-vis des prophéties antérieures : « Voici l’histoire de Guillaume : dans (L)ivre de papier livre deutérocanonique je m’installai avec l’intention méritoire de me refaire l’esprit au contact d’autres esprits cela personne ne l’a vraiment compris à 3 ou 4 exceptions près… » Être un oracle, c’est braver l’incompréhension, en suivant le sillage des patriarches, tel le créateur de Paradis : « la machine de guerre textuelle implique le dégagement d’un nouveau vecteur vitesse-verbale & c’est l’écriture percurrente pour la première fois théorisée par Philippe Joyaux dit Philippe Sollers en son Paradis I & 2… ».

L’Histoire splendide, le nouveau roman de Guillaume Basquin

« Vecteur vitesse-verbale » : allitération alléchante ! Elle explique l’esthétique de Basquin, la rage, l’empressement, le vertige. Rien n’est à inventer, il est simplement question de ranimer le monde endormi : « Les cloisons & les divisions ? foutre ! – je n’admets plus que les multiplications : Le Livre des Passages x Femmes x Paradis x (L)ivre de papier – y a-t-il d’autres influences ? ma foi non : tout y est déjà inscrit en creux / y a plus qu’à fouiller / déterrer / déplacer & développer. » Développer, ça implique apprendre et répéter, en ayant recours à l’écriture automatique, à une « longue suite d’onomatopées ». Basquin cherche à déconstruire les mots, pour en trouver les composants de base : « ma lalangue contrairement à la novlangue ne passera pas tralala ! » À partir de cet idiome intime, il va bâtir un « delldale », un « babelivre », un « globe hiéroglyphique ». Pour lui, comme pour Hölderlin, tout se résume au rythme : celui-ci, depuis Joyce, appartient à la prose. Pourquoi ne pas s’inspirer de Werner Nekes, cinéaste allemand et inventeur de la notion de kinème, l’équivalent du phonème en linguistique ? C’est la voie royale vers le ciel.

On réalise l’ascension par l’intermédiaire de la Vierge Marie, assimilée à un « ascenseur / trou dans l’univers ! sortie / point de fuite ! ». Un trou sublime ne supporte aucune obstruction, donc Basquin s’interdit la ponctuation, outil profane : « Pourquoi exiger / mon lecteur / dans ce volume tout à fait céleste virgules points-virgules & autres signaux annonciateurs de ralentissement de la lecture ? » Cela n’empêche pas que le deuxième chapitre, « Mille Romans » (un clin d’œil à Deleuze et Guattari), soit divisé en autant de paragraphes, histoire de laisser au lecteur le temps d’intégrer de denses paradoxes, de prendre sa respiration.

À la fin, on en aura besoin. « Journal De CONfinement », ultime chapitre, est une tirade contre la politique sanitaire du gouvernement, responsable de la « peste » actuelle, reliée par l’auteur à celle des temps bibliques. Citant Fabrice Hadjadj, il affirme que, dans le Livre de Samuel, elle a été déclenchée par le roi David en vue d’un dénombrement de la population : « David est puni d’avoir réduit son peuple à des chiffres manipulables ». Ah, comme elle a bon dos, la « Volonté de Technique » ! Si justifiée que soit cette méfiance à l’égard de la science, on ne suit pas forcément les arguments de l’auteur sur le port du masque, l’incarcération volontaire ou le professeur Raoult. Sans doute ces prises de position extrêmes dynamisent-elles la verve de Basquin : c’est grisant de croire qu’il y a un sens à l’Histoire. Une telle croyance peut engendrer – pardi ! – de très belles formules. Mais, lorsqu’on s’aventure sur le terrain de la santé publique, la haine ne suffit pas pour démentir ; on a beau conspuer Oliver Véran, jusqu’à preuve du contraire il faut lui accorder le bénéfice du doute, le souci d’éviter des conséquences mortelles.

Que le terme « religion » vienne de « relire » ou de « relier » (querelle philologique), son étymologie convient à Basquin, grand lecteur de « Dante Sade Rimbaud Lautréamont Mallarmé Pound Joyce Sollers Haroldo de Campos : ça vous va messieurs ? ». Liées par des relectures et par le fil conducteur d’une métaphore magnifique (selon l’auteur, chaque poète désire écrire son propre Livre de la Genèse), ces pages confirment l’auto-proclamation : « ce livre est du soleil-langage enfermé dans un volume qui est un dé-tambour ». Heureusement, l’auteur n’a pas suivi l’exemple de Rimbaud, pour qui, selon Sollers, L’Histoire splendide fut le titre d’un projet de livre abandonné. Basquin, lui, a achevé son ouvrage, pour survivre en temps de peste, et continuer – on l’espère ! – à pester.

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