La violence trouve-t-elle son origine dans une menace extérieure ou est-elle une force qui nous mine intérieurement ? Telle semble être une des questions essentielles qui travaillent l’œuvre de Fernanda Melchor. Dans son dernier roman, Paradaïze, l’écrivaine mexicaine lie à nouveau l’histoire à son lieu de naissance, la tropicale Veracruz : une manière pour elle de donner une visibilité à des régions souvent ignorées par la littérature d’un pays trop centrée sur le nord du pays et la capitale.
Fernanda Melchor, Paradaïze. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Laura Alcoba. Grasset, 220 p., 18 €
La saison des ouragans, troisième roman de Fernanda Melchor, le premier traduit en français, se déroulait dans un village pauvre et isolé, La Matosa. Dans Paradaïze, un complexe résidentiel cossu se trouve au cœur de l’intrigue, et devient presque un personnage par le rôle déterminant qu’il joue dans la construction du récit. Car ce roman naît d’une « inquiétude », du sentiment de s’être trop appuyée sur un parallélisme entre marginalité, pauvreté, et violence, comme l’explique l’auteure dans un entretien Ainsi, dans cet endroit barricadé, surveillé jour et nuit, la violence ne provient pas, comme le craignent les résidents, des villages défavorisés des alentours ; elle couve en son sein, tel un cancer qui ravage lentement le corps social. Et cette violence – ce mal dont souffre le Mexique – est une nouvelle fois exposée ici sans concession.
Le narrateur, avec un détachement perturbant, nous plonge dans le quotidien de deux adolescents : Polo est jardinier dans le complexe résidentiel et passe ses journées à nettoyer la piscine, à arracher les mauvaises herbes qui repoussent sans cesse, à répondre aux caprices de l’administrateur Urquiza. Franco y réside avec ses grands-parents ; expulsé du lycée, il tue le temps en regardant des films pornographiques et en mangeant des chips. Le soir, ils se retrouvent au bord du fleuve qui longe le lotissement pour discuter, fumer et boire. Une même envie de s’abrutir par l’alcool, d’échapper à la solitude et à l’ennui, les réunit dans ce coin, à l’abri des regards. Mais aussi une même incapacité à répondre à l’exigence de leur entourage, de la société, d’avoir « un but dans la vie ».
Au fil de ces veillées troubles, ils finissent par élaborer un plan pour assouvir les désirs de Franco, obsédé par madame Marián, épouse d’un homme d’affaires fortuné. Elle est au centre de ses fantasmes les plus bestiaux, banalisés par la musique ou la pornographie. Une femme n’existe d’ailleurs que pour être convoitée et possédée. Toutes des allumeuses, comme le dit Polo : « C’était le mot qui la décrivait le mieux : plus que belle, elle était clinquante, elle attirait le regard comme si elle était faite pour qu’on fixe les yeux sur elle, avec ses courbes sculptées dans un gymnase et ses jambes nues jusqu’à mi‐cuisse […]. Un cul plutôt pas mal, mais rien d’exceptionnel ; un cul acceptable qui parvenait encore très bien à dissimuler ses heures de vol, les rides et les ravages provoqués par les deux enfants qu’elle avait mis au monde […] et tout ça grâce aux crèmes, aux fringues chics et à ce roulement de hanches réglé au millimètre, parfaitement sous contrôle, que madame avait quand elle marchait, où qu’elle aille, sur des hauts talons, en sandales ou bien pieds nus sur l’herbe, et qui faisait que la moitié des habitants du lotissement se retournait pour la regarder passer. Exactement ce qu’elle voulait, pas vrai ? Qu’on la regarde avec désir et envie ».
Un flux verbal vertigineux s’empare du récit et nous fait toucher au plus intime des personnages : leurs désirs et leurs frustrations, leur imaginaire, leur mauvaise foi, s’incarnent dans un parler sciemment mis en scène. L’une des forces de l’écriture de Fernanda Melchor est justement de faire du langage populaire et de l’argot sa matière principale. Elle en révèle la beauté, l’inventivité, mais surtout la violence, une violence normalisée, exercée à chaque instant, où un inconscient collectif affleure. Ce rythme hypnotique si caractéristique de son style nous saisit presque corporellement en nous rapprochant intimement de ces deux adolescents qui se préparent au pire. Elle adopte entièrement leur point de vue et nous entraîne ainsi de front dans une exploration du plus sombre de la nature humaine, un égoïsme qui enferme et rend aveugle à la souffrance des autres. Plus de distance, plus de barrières pour nous protéger de cette violence dont nous pourrions aussi être capables, semble nous dire un récit qui nous confronte à cette sorte de banalité du mal, à ce moment où n’importe qui peut devenir complice du plus atroce, fermer les yeux et accepter l’inacceptable. Car aucune prétention réaliste n’anime cette immersion dans la violence extrême mais bien plutôt la nécessité de comprendre son engrenage intime : « Au fond, qu’est‐ce qu’il en avait à foutre de ce qui pouvait arriver à cette femme et à son insupportable famille, ce ramassis de petits coqs qui croyaient tout mériter. C’était peut‐être là sa chance pour se tirer de Progreso, de la maison de sa mère, des griffes de Zorayda et de ce boulot de merde qui n’était à ses yeux que l’ascension laborieuse d’une côte interminable. »
Dans Paradaïze, Fernanda Melchor nous met ainsi de la manière la plus radicale face à la brutalité de la misogynie qui sévit dans le quotidien mexicain, à l’origine de tant de féminicides qui demeurent impunis, sans qu’une grande partie de la classe politique et la société elle-même en paraissent véritablement choquées. Elle prend ici le risque de l’excès, de l’extrême et nous conduit à ce coup final, foudroyant, préparé dès les premières pages. Elle ose aller au cœur de la violence sans juger, sans leçons, sans occulter les ravages sur une langue trop souvent vidée de son sens, incapable de se dégager de la répétition toxique de stéréotypes sexistes. Car rendre présente la violence ne signifie pas ici se contenter de la mettre sous les yeux, mais la transformer, en faire un objet encore représentable. S’obliger à aller au-delà du choc et faire d’une expérience traumatisante, par cette utilisation si singulière, décalée, du langage, un acquis que l’on peut s’approprier. Paradaïze accueille alors la violence dans son déchaînement, la maîtrise si l’on peut dire par les mots, et nous contraint à remettre en question notre place de spectateurs et donc de complices.
Mais tout n’est pas perdu dans ce roman qui nous livre un si sombre diagnostic du Mexique contemporain : reste une possible échappée, celle qu’ouvre l’image de ce fleuve traversant le récit, celle des mots enfouis de l’enfance qui permettront peut-être d’imaginer, de rêver à nouveau.