Peintre, graveur, sculpteur, Antonio Seguí est né à Córdoba (Argentine) le 11 janvier 1934 ; il est mort à Buenos Aires le 26 février 2022, à 88 ans. En 1951, il étudie à l’Académie royale des beaux-arts de Madrid ; en 1953, il fait un premier séjour à Paris et revient en Argentine en 1955. Pendant les années de la dictature argentine (1976-1983), privé de passeport, il vit en France. En 1963, il trouve un atelier à Arcueil (Val-de-Marne) ; généreux, il y accueille à certains moments Vladimir Veličković, Titus-Carmel, ou des artistes argentins. Plus tard, Seguí va rassembler dans ses caves voûtées de merveilleuses sculptures africaines, péruviennes, précolombiennes.
Depuis 1979, j’ai publié des commentaires sur les œuvres de Seguí, des fictions brèves, des légendes ébauchées, dans La Quinzaine Littéraire, dans la revue Contretemps ; et aussi des récits sur ses lithographies originales.
Sans cesse, Antonio Seguí rêve pour dessiner et il dessine pour rêver ; il s’amuse. Il est un prince et un dandy ; il est énergique, élégant, précis, méthodique, fraternel. En permanence, il invente les rythmes et les mœurs des Cités Chimériques, des divinités imaginaires, des mythes incertains, des rites énigmatiques, des us et des coutumes.
Les piétons, les loubards, les coureurs, les séductrices, quelques acrobates, sursautent, frissonnent. Ils twistent ; ils se contorsionnent : ils se trémoussent ; ils gigotent. Leurs bras servent de sémaphores. Joyeux ou grincheux, ils gesticulent. Circulent dans les jardins les voyous voyeurs, les frôleurs de fesses, les danseurs de tango qui seraient des fauves. Le sang monte au visage à chaque cadence. Il n’y a nulle pause, nulle fatigue, mais une intense vitalité. Un gigolo aux chaussures bicolores guinche sur une minuscule table, sans casser ni verres ni tasses.
Dans les bagarres, les gouapes ferraillent, vivent à temps et à contretemps, à nuit et à contre-nuit. Ils mentent, simulent, se déguisent. Ils transmettent fausse monnaie, fausses signatures, contrefaçons hétéroclites, falsifications. Ils se démènent entre chiens et loups, entre loups et fous, entre les liens et le rien. Ils usent de faux-fuyants. Les douceurs feintes sont suivies de brutalités fulgurantes. Apparaissent, dans certains quartiers, des Disciples de Judas, des Traîtres Suaves, des Contrebandiers des Âmes. Quelques-uns jouent au « truco » où il faut d’abord beaucoup mentir, tromper énormément.
Dans les Cités Chimériques, les fumées des cigares et celles des cheminées d’immeubles transmettent des messages sournois et s’adressent on ne sait à qui. Se croisent les gens généralement de mauvaise humeur (Gente generalmente de mal carácter) et les gens de contact facile (Gente de contacto fácil). Parfois les chemins sont inefficaces (Caminos inútiles). Chacun croit en soi-même (Créer en sé mismo).
Seguí explique : « Mon travail, c’est principalement la mémoire de mon enfance. Et je ne me souviens pas d’avoir vu mon père ou mon grand-père sans chapeau. » Sur les lits, les hommes dorment avec leur chapeau ; à la messe, ils portent leur chapeau et le posent sur leurs genoux ; dans la tombe, ils sont enterrés avec leur chapeau. Le fameux panama n’a jamais été fabriqué à Panama mais à Cuenca. Mais Seguí préférait les borsalinos italiens ; il disait : « c’est l’enfant que j’ai été ».
Se multiplient Señor Gustavo, Señor Ramón, Señor Jorge, Señor Roberto, Señora Alma, Señora Alma, Señora Irma, Señora Alexandra… Les villes excitées suivraient le roulis, le tangage, le branle infini. Les rencontres seraient inattendues, souvent tendres, parfois exquises. Ou bien tu écoutes la plainte d’un bandonéon. Sous la lune, tu lis les récits de l’Argentin Jorge Luis Borges (1899-1986). Et tu fredonnes une milonga.