Ce que l’on n’entend pas s’énonce clairement

Au moment où le récit commence, la narratrice est à un carrefour de sa vie. Une décision doit être prise, il n’y aura pas de retour possible. Le premier roman d’Adèle Rosenfeld parle aussi de comment on tombe amoureux (mais pas pourquoi). De ce que c’est de débarquer dans un nouveau boulot – l’ambivalence des collègues et ce qu’on appelle la culture d’entreprise. Il parle des amitiés de toujours qui tanguent quand survient un changement, parce que les amitiés sont aussi construites sur un fragile équilibre entre admiration, dépendance, identification, vulnérabilités et, ce n’est jamais dit, quelque chose qui ressemble à un rapport de force entre les deux parties.


Adèle Rosenfeld, Les méduses n’ont pas d’oreilles. Grasset, 238 p., 19 €


Mais surtout, il aborde un sujet largement absent de la fiction [1]. « Les sourds », écrit Adèle Rosenfeld, n’ont pas « leur place dans les mythes fondateurs de l’humanité. L’empathie de l’humanité [est] indéniablement réservée aux aveugles ». De fait, elle nous rappelle les innombrables variations autour de la figure d’Œdipe.

Ce livre raconte donc ce que c’est d’être sourd, ou plus exactement le passage d’une surdité moyenne à une surdité profonde, raison pour laquelle une jeune femme envisage de se faire poser un implant cochléaire. Au risque de voir bouleversé son rapport au monde, aux autres et surtout à elle-même.

Dans la chronique de cette épuisante période qui précède la décision, il y a à la fois des observations d’une grande précision médicale et une description de l’intérieur, intime, de ce que c’est que d’entendre très peu, de devoir deviner ou plutôt reconstituer les paroles prononcées en fonction du vocabulaire connu et du contexte. Un peu comme l’écriture prédictive de nos smartphones, qui nous propose les mots à venir dans la suite de la phrase, en fonction du lexique général, de notre lexique personnel et de la situation évaluée par une intelligence artificielle. Avec des absurdités souvent comiques, parfois poétiques et parfois embarrassantes. Louise passe donc sa vie à faire des hypothèses en fonction des bribes de sons qui arrivent jusqu’aux cils faiblards de son oreille interne. « “TE _ _ I_ É ?”, m’a demandé le serveur. Vu l’état de mon assiette j’ai supposé qu’il voulait débarrasser ». Elle s’appuie largement sur la lecture labiale, sachant que certaines bouches sont plus faciles à déchiffrer que d’autres et que cela dépend beaucoup de la lumière. En fin d’après-midi ou dans un bar sombre, il devient difficile d’entendre.

La narratrice raconte ce que la surdité fait physiquement (des sons disparaissent, le cerveau les remplace par d’autres, dérangeants, les acouphènes), socialement et même politiquement. « Même dans le service d’hospitalisation ORL, mal entendre relevait encore de la lutte des classes avec les entendants. »

Les méduses n’ont pas d’oreilles, le premier roman d'Adèle Rosenfeld

Adèle Rosenfeld © J.-F. Paga

Paradoxalement, l’univers des sourds profonds, ceux qui pratiquent la langue des signes, est mieux connu que ce statut bâtard des sourds moyens, qui sont un peu comme les binationaux et autres métis, ethniques ou culturels, entre deux groupes, deux appartenances. Du point de vue de l’identité, il est plus compliqué d’être malentendant que non entendant, et Louise réalise qu’elle n’est pas assez sourde pour être rattachée à la culture sourde, pas assez entendante pour « participer pleinement au monde des entendants. Tout tenait à ce que j’étais persuadée d’être ou de ne pas être ».

Le récit de cette inconfortable vulnérabilité n’empêche pas l’humour, sur les amis d’amis qui adorent parler à Louise de leurs grands-parents durs d’oreille, ou sur les collègues de la mairie, dont la redoutable Cathy +, fascinés quand elle explique qu’elle a besoin de lumière pour entendre. Sauf qu’après les avoir fait répéter plusieurs fois, elle passe « du statut de poète à celui de demeurée ». Il y a aussi Anna, l’amie de toujours, qui réussit à être à la fois perchée et dogmatique et a un avis définitif sur l’univers en général et sur Louise en particulier : « Tes oreilles sont inutiles, elles peuvent s’éteindre, tu t’en fous. Au fond, cette société mérite-t-elle d’être entendue ? »

Le roman raconte donc aussi le début d’une histoire d’amour, le tout début, quand ça pourrait aussi bien être une rencontre sans lendemain. L’histoire commence d’ailleurs comme une relation destinée à finir au bout de quelques heures (une baise à quatre ou cinq à l’issue d’une soirée très alcoolisée). Mais elle prend une autre direction, ce qui nous permet de lire de très belles pages sur la collision de l’énamoration et de la surdité. La situation stimule chez le nouvel amoureux des inventions très créatives pour faire exister des sons qui semblaient définitivement engloutis. Dans le bain, Louise entend la voix de Thomas grâce à la réverbération du son de sa bouche sur l’eau. Il se produit même un petit miracle quand Thomas l’entraîne dans un club de jazz et qu’elle entend parfaitement une guitare électrique puis un saxophone et qu’elle reconnaît Blue Train et Ascenseur pour l’échafaud. Une magie rendue possible parce qu’un régisseur, ami de Thomas, a adapté la musique à la courbe auditive de Louise.

L’histoire fait un moment place à des présences imaginaires et légèrement inquiétantes, ça ne fonctionne pas totalement. Mais cela n’empêche pas le texte d’être extrêmement original, drôle et sensible. Avec une écriture à la fois très littéraire et sans afféterie, ce qui est remarquable pour un premier roman.


  1. Même si, drôle de coïncidence, il est présent dans Un monde en feu, un roman policier d’Emma Viskic recensé en janvier dans EaN.

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