Caix d’Hervelois, compositeur et spéculateur

Disques (27)

Dans son nouveau disque, l’ensemble La Rêveuse enregistre des pièces d’un compositeur méconnu, Louis de Caix d’Hervelois (1677-1759). La part belle est faite à son instrument de prédilection, la viole de gambe, mais pas uniquement.


Louis de Caix d’Hervelois, Dans le sillage de Marin Marais. Pièces de viole et autres œuvres. La Rêveuse. Florence Bolton, viole de gambe. Benjamin Perrot, théorbe. Serge Saitta, traverso. Harmonia Mundi, 18 €

Jean-Marie-Leclair et Jean-Bapstiste Senaillé, Générations. Sonates pour violon et clavecin. Théotime Langlois de Swarte, violon. William Christie, clavecin. Harmonia Mundi, 17 €


Faut-il encore présenter La Rêveuse, ensemble baroque de premier ordre qui a déjà fait l’objet d’une chronique ici ? En le formant, la gambiste Florence Bolton et le théorbiste Benjamin Perrot l’ont ainsi nommé en référence à une pièce pour viole de gambe de Marin Marais (1656-1728), un des plus importants compositeurs pour cet instrument. Leur nouveau disque donne à découvrir un autre fer de lance de la viole, méconnu celui-là, Louis de Caix d’Hervelois (1677-1759), qu’on sait avoir été élève de Marais.

Florence Bolton, qui manie la plume avec presque autant de talent que l’archet, narre dans le livret la vie de Caix d’Hervelois, qui quitte rapidement sa Picardie natale pour Paris, en même temps qu’elle dresse un portrait de la vie musicale parisienne au XVIIIe siècle. Grand défenseur de la viole de gambe (à une époque où le violoncelle la concurrence de plus en plus), il n’en écrit pas moins pour d’autres instruments, comme le traverso, ainsi qu’on peut l’entendre dans le disque. Caix d’Hervelois, certes, composait pour gagner sa vie. Mais on apprend par son cas qu’un compositeur peut exceller dans un autre domaine, bien plus lucratif : la spéculation immobilière ! Vente de partitions, cours de viole, affaires immobilières et financières, toutes ces activités montrent, selon la fine observation de Florence Bolton, que « Caix d’Hervelois bâtit, au fil de son œuvre, une comédie humaine plus terrienne et “balzacienne” que celle de son maître. Ses titres et dédicaces renvoient souvent à des noms de lieux, des noms d’élèves aristocrates mais aussi à des financiers rusés ou des notaires finauds qui ont, semble-t-il, prodigué de précieux conseils à leur maître de viole ».

Disques (27) : Louis de Caix d’Hervelois, dans le sillage de Marin Marais

Mais à quoi ressemble la musique d’un compositeur spéculateur ? Le disque de La Rêveuse permet d’entendre des suites ou pièces pour basse de viole, pour traverso et pour pardessus de viole (petite sœur, plus aiguë, de la basse de viole), toutes accompagnées par une basse continue (constituée, selon les cas, d’un théorbe, d’un clavecin et d’une seconde basse de viole).

Les trois pièces en mi mineur – un Prélude, La Sauterelle et La Toute-Belle –, extraites du Second livre de pièces de viole avec la basse continue, sont les moins terriennes du disque. Le prélude, inspiré et virtuose, est impressionnant de plénitude : le son de la viole de Florence Bolton est généreux et les partenaires qui la soutiennent ne sont pas en reste, eux qui subliment ses accords et autres doubles cordes, ses flattements (légères variations de hauteur d’une note tenue) et autres agréments. Certes, La Sauterelle sautille ensuite avec légèreté, mais il y a quelque chose de tragique dans ce rondeau dont le refrain final s’achève avec quelques diminutions obsédantes et un flattement particulièrement torturé. La Toute-Belle, nouveau rondeau, semble se lamenter devant son miroir à chaque fois que le refrain revient, mais on a plaisir à l’entendre plus optimiste, voire rageuse dans ses couplets.

La suite pour traverso, en ré majeur (tonalité brillante dans cet instrument), débute par un prélude qui respire la sérénité. L’ensemble est d’une fraîcheur tour à tour revigorante et contemplative. L’assemblage des pièces et leur ordre sont choisis par les musiciens de La Rêveuse qui, au fil de la suite, progressent vers des contrées musicales plus populaires. Il en est ainsi des Petits Doigts, qui tournoient et virevoltent avec les charmants appuis que leur impose Serge Saitta au traverso.

Dans le livret, Florence Bolton signale également que Caix d’Hervelois est un portraitiste musical. Dans L’Angélique, qui conclut le disque, il brosse le portrait de sa fille : la basse continue, assurée parfois au théorbe, parfois au clavecin, est le parfait écrin d’une mélodie si belle car si simple qu’on ne se lasse pas de l’écouter, comme on ne se lasse pas d’observer, au musée, un beau portrait.

Par les titres de ses pièces, Caix d’Hervelois rend également hommage à certains compositeurs comme François Couperin ou, moins célèbre de nos jours, Jean-Baptiste Senaillé. Chez Caix d’Hervelois, La Senaillé est une mélodie dans le registre aigu de la basse de viole : est-ce là l’hommage à un compositeur violoniste ? La question est ouverte mais, si l’on souhaite entendre ses œuvres, on se tournera avec intérêt vers un autre disque paru récemment et intitulé Générations. William Christie, au clavecin, y accompagne Théotime Langlois de Swarte, un violoniste dont il faudra parler, dans un choix de sonates de Jean-Marie Leclair (1697-1764) et de Jean-Baptiste Senaillé (1687-1730). Avant de clôturer cette chronique, signalons simplement, dans ce disque, le Largo de la sonate en mi mineur de Senaillé qui fait frissonner de la tête aux pieds : le compositeur d’une telle pièce méritait bien l’hommage de Caix d’Hervelois ; un violoniste capable d’une telle intensité de jeu mérite plus que ces quelques lignes.

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