Écrire le confinement

Le quatrième roman de Vincent Message, Les années sans soleil, aborde la période que nous vivons. Avec une grande justesse, il raconte le confinement dans sa complexité, sous des angles variés et en l’articulant à la littérature et à l’histoire. Mais aussi, et c’est peut-être le plus précieux, Vincent Message compose un roman humain et modeste, à la hauteur de nos doutes et de nos impuissances, de nos inquiétudes et de nos désarrois.


Vincent Message, Les années sans soleil. Seuil, 304 p., 19 €


Le mot « covid » n’apparaît pas dans Les années sans soleil, non plus qu’une date précise. Pourtant, l’enchaînement des événements – un confinement brusque, suivi d’une période d’ouverture puis d’un nouveau confinement – et l’évocation du suicide du philosophe Bernard Stiegler en « août » ne laissent aucune place au doute : il s’agit bien de l’année 2020. Cependant, l’absence d’ancrage, détachant de l’anecdote les expériences vécues par les personnages, les rend immédiatement partageables par le lecteur. Vincent Message écrit, non l’épidémie de covid-19, mais la déstabilisation causée par la privation de liberté et l’arrêt de la vie sociale.

Les années sans soleil, de Vincent Message : écrire le confinement

Vincent Message (décembre 2021) © Jean-Luc Bertini

Le narrateur, Elias Torres, vit à Toulouse. Écrivain confidentiel et libraire à mi-temps, il a une compagne qui l’aime, une fille de dix-sept ans, Maud, et un petit garçon de deux ans et demi, Diego. Il bénéficie d’un cercle d’amis liés à sa librairie et à la littérature. Bref, il est raisonnablement heureux, jusqu’à ce qu’à New York, où il arrive à l’occasion de la traduction d’un de ses romans, on le refoule à l’aéroport. « Ça a commencé », ou plutôt il comprend que « ça n’était pas anodin, que ça ne toucherait pas que les autres, que c’était parti pour durer et que ça allait changer nos vies ». Elias, sa famille, ses amis, constituent autant d’exemples des dégâts de l’épidémie sur différentes classes d’âge, différentes situations sociales. En particulier sur la génération à la frontière de l’adolescence et de l’âge adulte, avec Maud, et sur les gens âgés, avec Igor Mumsen, un grand poète attaché à écrire la beauté du quotidien. Les années sans soleil montre ce que ça signifie que « les vieux crèvent » et que les jeunes soient « coupé[s] de tout ce à quoi [ils] tien[nent] ». Vincent Message dépeint une société fissurée par le confinement comme par des secousses souterraines.

L’écrivain Elias se retrouve aussi désarmé que tout un chacun face à l’inattendu et à la privation. Se pose alors la question du rôle de l’écriture. En bon intellectuel, Elias cherche à éclairer le présent par le passé en établissant des points de comparaison. En quête des pires années de l’humanité, il arrive vite à 535-536. Ces années-là, selon Procope de Césarée, « le soleil luisit comme la lune : sans rayonner, et il sembla presque toujours subir une éclipse, car son éclat, terni, n’avait pas son apparence habituelle. Dès qu’apparut ce phénomène, l’humanité ne connut plus que guerres, pestilences ou autres fléaux mortels ». On ne connaît pas avec certitude la cause de ce « petit âge glaciaire », mais la science en relève des traces incontestables. L’hypothèse la plus probable est une série d’éruptions volcaniques. Des historiens et scientifiques relient à cet épisode d’importantes perturbations, crises de civilisation, famines et pestes dues à des phénomènes climatiques brutaux. L’analogie avec la situation actuelle, à travers l’idée que les états d’exception ont des conséquences sociales, paraît pertinente.

La figure de Procope de Césarée révèle également les limites du pouvoir de l’écrivain. Dans les Guerres de Justinien, l’historien byzantin fait l’hagiographie de l’empereur et de son général Bélisaire, alors que dans son Histoire secrète, qui circula sous le manteau, il dénonce leur corruption, leur cruauté et leur faiblesse. Conscient des aspects négatifs de la politique de Justinien, Procope n’a pu la dénoncer publiquement. Secrétaire de Bélisaire, il a été au contraire obligé de la louer.

Les années sans soleil, de Vincent Message : écrire le confinement

De même, quand Elias Torres dénonce sur Facebook des violences policières évidentes, sa voix est étouffée par l’État. Son compte est fermé, il est obligé de faire profil bas sous peine de représailles. « Sans vidéo, tous les manifestants sont des gauchistes invétérés, tous les gauchistes détestent la police et ne vivent que pour la calomnier, les flics n’ont fait que leur travail, tout le monde a rêvé, il ne s’est rien passé », résume une avocate. En l’occurrence, il existe une vidéo, mais ça ne suffit pas. Mêlant les morts de Zineb Redouane et de Steve Maia Caniço, la répression des Gilets jaunes et celle des fêtes improvisées, Vincent Message dessine un visage de notre époque troublée. La jeune Maud milite contre le dérèglement climatique, mais, plus que le soleil, c’est surtout la liberté qui est absente, que ce soit pour cause d’épidémie ou de contestation du pouvoir.

Que peut donc la littérature si elle n’arrive pas à changer le monde, ou même à dénoncer efficacement les injustices ? Le roman suggère une réponse à travers l’autre figure d’écrivain, Igor Mumsen, poète âgé de plus en plus tourné vers l’expression simple du quotidien. Son modèle guide Elias Torres sur la voie de son nouveau livre, lui aussi intitulé Les années sans soleil : « ce serait notre histoire à nous, celle de notre famille et de la bande qui l’entoure, et avant tout, peut-être, le récit incertain de mon histoire à moi ». Pour dire le réel bouleversé, Vincent Message s’attache avant tout aux relations entre les personnages, familiales ou d’amitié. À leurs rapports avec la société aussi, mais à travers des moments concrets : au travail, dans les confrontations avec la police. Devenu livreur à vélo, Elias Torres, délaissé par sa compagne, fait bien la rencontre d’une autre femme, comme on s’y attend dans un roman, sauf qu’elle est laide, obèse et raciste. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas le partage d’un moment et d’une discussion.

L’enjeu du roman tient au rétablissement d’une normalité et de relations mises à mal. Le ton choisi est à l’avenant : une proximité chaleureuse, un humour doux-amer, qui laissent le lecteur entrer librement dans le livre. Les années sans soleil exprime la saveur de nos vies ordinaires et les combats à mener pour en garder le contrôle. Paradoxalement, lire ce roman en pleine énième « vague » fait du bien, parce que Vincent Message met des mots sur nos limites mais aussi sur nos capacités d’action, d’empathie et de résilience, même en position de déséquilibre.


En attendant Nadeau a rendu compte de Défaite des maîtres et possesseurs et de Cora dans la spirale, les deux précédents romans de Vincent Message.

Tous les articles du n° 142 d’En attendant Nadeau