Deux livres, une existence

Formidable découverte, Topographie, premier livre de Benoit Colboc qui publie conjointement un poème intitulé Tremble, est à la fois un récit d’enfance, de deuil, la révélation d’abus, l’exploration d’une filiation, de la sexualité, du monde social. L’écrivain, né en 1982, y transmue l’expérience intime en littérature, réfléchit la langue, nous rappelant sa puissance.


Benoit Colboc, Topographie. Isabelle Sauvage, 86 p., 15 €

Benoit Colboc, Tremble. Isabelle Sauvage, 22 p., 5 €


Topographie est un livre bref, tendu, compact. On dirait, pour compléter ces qualificatifs, qu’il est presque étrange de parvenir à dire tant de choses en si peu de mots, comme si l’écriture devait contenir une intensité extrême. C’est qu’elle procède d’une alternance d’opacités et de clartés, comme une obscurité traversée par des éclairs fracassants. À sa lecture, on saisit des bribes d’existences, des nœuds, des violences, des silences, qui semblent jaillir de l’épaisseur même du cours de la vie. On y est saisi par des reprises, des aveux, des confessions, des violences et des tendresses tout aussi mystérieux les uns que les autres, mystérieux comme l’épaisseur que l’on rencontre quand on fouille une existence.

Topographie et Tremble, de Benoit Colboc : deux livres, une existence

L’histoire est atrocement simple, banale et triste. Un paysan, atteint de la maladie de Parkinson, se pend dans son grenier. L’un de ses fils, « le dernier », raconte, à partir de cet événement, son existence, des bribes de sa vie d’enfant, révèle un secret. Il a été abusé par de vieilles gens à qui on le « prêtait » chaque vendredi. Longtemps il a blâmé le père pour cela, et il se dévoile alors qu’il explore dans des chapitres intenses les autres membres de sa famille – sa mère qui apprend la solitude, sa sœur et son frère aînés, l’une partie pour la ville voisine, l’autre qui a repris l’exploitation agricole.

On découvre, par touches, en même temps qu’il décrit la vie simple, ses répétitions, ses petits riens, les douleurs d’un garçon qui s’est tu très longtemps. Il cherche, par le langage, par sa déformation, ses arrêts, ses brisures, à exprimer ses troubles, ses empêchements, à découvrir la complexité subtile de ce qui le lie aux autres et à briser le silence qu’on voudrait lui imposer par une forme de taciturnité terne. Il écrit pour se délivrer, sans jamais verser dans la confession exemplaire ou larmoyante, mais pour penser, on serait tenté d’écrire peser, le rôle de la langue elle-même dans le processus existentiel, pour considérer la force d’un geste littéraire qui englobe toutes les strates de la vie.

Disons-le clairement, on se trouve face à un écrivain de grand talent qui paraît obéir à une force implacable, saisissante, à l’obligation de proférer quelque chose et qui lutte, par l’écriture, dans l’écriture même, pour instaurer une distance qui rend possible l’expression. Et c’est pour cela que ce petit ouvrage déploie une langue altérée, que la syntaxe y est bouleversée, que son rythme relève à la fois d’un empêchement et d’une libération. La langue y est tendue, abrasée, contenant toutes les contradictions du secret et de l’aveu.

Topographie et Tremble, de Benoit Colboc : deux livres, une existence

Benoit Colboc pousse cette démarche avec plus de radicalité encore dans le poème, Tremble, qu’il publie en même temps aux mêmes éditions et qui est conçu comme un diptyque se focalisant tantôt sur le fils, tantôt sur le père, « moi le stylo / lui la terre », entre projection vers l’autre et saisissement de soi. Il saisit, au-delà d’un léger hermétisme, une relation qui oscille entre colère et empathie, et propose une poétique singulière, expliquant les raisons et les conditions de l’écriture poétique dans une relation puissante avec un réel qui échappe et fuit sans cesse. Saisissement mémoriel, reconstitution intérieure, réflexion sur le geste de l’écriture, la lecture de Tremble complète son récit plus accessible, affirmant une dynamique forte : « Tremble comme je m’écris / jusqu’au point final ».

C’est qu’il serait absurde, en quelque sorte, de vouloir exprimer tout cela dans le flot d’une langue habituelle, car ce qui compte n’est pas la douleur banale, les secrets de famille, mais bien au contraire les moyens langagiers qui permettent de déplacer le biographique pour le transmuer en trace écrite, révéler une disjonction existentielle, en travailler la densité même. Pour en dire en somme la complexité et l’épaisseur, le trouble, le tremblement dans la conscience et dans le temps qui passe, pour en saisir, dans une simultanéité permise seulement par une langue poétique à l’équilibre précaire, les épars dispersés. Benoit Colboc raconte donc, dans un même mouvement, beaucoup de choses, exprime de manière compacte et pourtant étrangement fluide un empilement des conditions de la vie. Et, peu à peu, il les éclaire, les apaise, « tout bas ». Il explore ainsi, comme pris dans un pli de son existence propre, la vie du père, « cet homme décousu », « à bout de lui », absorbé par « son exploitation, sa plaine », ne supportant que difficilement « l’épreuve de [leurs] ressemblances », la répétition des attouchements qu’il a aussi subis.

Puis, dans une succession de portraits, Colboc explore les complexités contradictoires des liens familiaux, les distances et les gestes de tendresse, les exemples que l’on se donne les uns aux autres, les douleurs tues, les fuites sourdes. Il dit d’un côté l’opposition des sexes, le poids de la vie sociale, des habitudes anciennes, la transformation irrésistible de la vie rurale qui abolit ses traditions, la terrible répétition de la tristesse et de l’ennui. De l’autre, la solitude de l’enfant, ses silences, les violences qu’il subit, le traumatisme et son déplacement, la haine pour ce père « que je prenais pour un autre », ce « monstre erroné », dit-il, son accablement mais aussi la souffrance de la maladie dont on ne sait que faire, l’impossibilité de partager la douleur… Il raconte une vie, des instants, une filiation.

Topographie et Tremble, de Benoit Colboc : deux livres, une existence

Paris © Jean-Luc Bertini

Mais il le fait autrement qu’on l’attendrait, autrement que l’époque s’est habituée à l’entendre et à le recevoir. Il le raconte dans sa complexité, en exprime le trouble, la violence, les contradictions, par le travail même de la langue, la difficulté à la faire tenir dans une sorte d’unité, préférant en exhiber les jointures fragiles, en montrer les impossibilités. Benoit Colboc ne s’épanche pas pour se réparer ou partager strictement. Son livre se refuse à l’explication univoque de la psychologie ou de la sociologie. Il ne cherche nul coupable, nul revers, nulle contradiction. On se trouve aux antipodes des récits compassionnels ou provocateurs qui nous accablent et nous encombrent trop souvent.

En écrivant ce texte d’une incandescence obscure, Benoit Colboc conserve, dans l’épaisseur de la langue dont il use, quelque chose de mystérieux, d’impartageable, de terriblement opaque. Il met à nu des événements, les réordonne à travers d’autres êtres, les projette infiniment en lui comme un écho terrible. Il écrit avec « des mots pris dans un filet pour dénouer la corde » pour apaiser une colère profonde, déplacée, pour s’extraire d’une colère pesante. Car c’est là le vrai sujet de son livre : trouver une manière de sortir de la haine en l’assumant, en la disant, à sa manière, fragile, désarticulée, en entrebâillant « les portes entre les souvenirs » ; et trouver un cheminement vers un amour retrouvé. On en est bouleversé, habité par des mots qui viennent se placer entre nous et ce qui nous est raconté, comme les « masques » que le narrateur « fige » successivement sur son visage, libéré du poids d’une vérité dont trop souvent on ne sait que faire. On est ainsi au-delà de la vie, du réel, du biographique, de l’émotion pure, du deuil bouleversant, pour se loger, avec force, dans la littérature, dans la langue, dans son rythme unique, saisi par le mystère de ce qu’elle permet de dire autrement, infiniment.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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