Les souterrains de Thomas Clerc

Avec l’inclassable Cave, Thomas Clerc poursuit une œuvre extraordinairement stimulante. Virtuose, érudit, labyrinthique et drôle, son nouveau récit ordonne une réflexion sur soi-même, ses contradictions, le désir, la sexualité, l’angoisse d’être, le fatras du passé et la constitution même de la psyché.


Thomas Clerc, Cave. Gallimard, coll. « L’Arbalète », 288 p., 19 €


Quand on commence à lire Cave de Thomas Clerc, on croit retrouver la démarche qui animait son excellent Intérieur – « arpentage » méthodique de son appartement d’une soixantaine de mètres carrés. En lisant la suite : la « cave » est d’abord la pièce oubliée par l’écrivain, qui réalise qu’il a omis de l’intégrer à son entreprise de circonscription radicale, ce qui fragilise l’édifice hyper conscientisé de ce livre très particulier. Cet oubli, ce trou, ce creux, l’engage dans une nouvelle exploration d’un de ses lieux propres, comme « délocalisé » dit-il, mais surtout opère un retour sur l’œuvre, sur son achèvement, sur ce que l’écrivain décrit, de manière un peu narquoise, comme un échec.

On s’interroge vite sur la nécessité d’un tel addendum. Est-il pertinent ou envisageable de refaire, de compléter strictement un texte, d’en proposer un prolongement qui, à vue de nez, semblerait quelque peu disproportionné ? Rassurons-nous, Thomas Clerc n’est pas un écrivain qui se répète ! Jamais il ne refait la même chose, repoussant, avec une discrétion ironique, les limites de son propre territoire littéraire, faisant l’expérience, chaque fois profonde et franche, d’une autre forme, d’un autre discours. Parce que la « cave » qu’explore Thomas Clerc, pleine du même fouillis à demi pourri et inutile que celle de tout un chacun, ne recèle pas simplement quelques vagues babioles qui font ressurgir des souvenirs ou s’interroger sur soi-même… Non, elle ouvre sur un passage secret, sorte de clin d’œil à Alice, qui entraîne le narrateur dans une extraordinaire aventure onirique placée sous le patronage quelque peu effrayant d’Orphée et Eurydice…

On passe ainsi de la cave à l’esprit du narrateur comme on plonge dans une « matière » inconnue et mystérieuse. Avec ce basculement saugrenu, le texte passe d’une démarche d’épuisement descriptif et relationnel du réel à une expérience mentale et sensorielle ahurissante qui plonge le lecteur dans les tréfonds d’une personnalité – on serait tenté d’écrire une âme –, dans une succession de micro-récits qui cartographient une personnalité et son rapport au désir, à la sexualité, à une sorte de prédation non pas du monde mais de soi-même. C’est que, « dans la cave, je fais attention à moi », écrit Clerc avec une franchise amusée.

Cave : les souterrains de Thomas Clerc

Thomas Clerc © Jean-Luc Bertini

Ainsi, après un début assez classique, le récit – son objet demeure le même : l’exploration méthodique d’un sujet – change radicalement et le projet de Thomas Clerc dévie complètement. La cave devient le lieu potentiel, presque cauchemardesque, onirique pour le moins, à partir duquel on peut raconter le plus intime de ce qui nous concerne, le sexe, s’aventurer dans les couches les plus profondes et les plus secrètes d’une personnalité. Là, on peut exprimer le mouvement même, les contradictions, ce qui porte une identité toujours fragile, ce qui la nourrit et la cadre, le chemin qui s’ouvre en soi. Le sexe, comme sujet exclusif d’un récit de près de trois cents pages, ne peut s’aborder de manière linéaire – on connaît la dimension excessivement répétitive des récits érotiques ou pornographiques. Clerc en fait une sorte d’arrière-fond, de matrice, de lieu d’exploration et d’expérimentation de soi.

Et c’est parce que cette entreprise apparaît compliquée, déconcertante, que l’écrivain imagine une forme pour la dire. Clerc distingue alors – par un jeu sur la taille de police des caractères – un double discours qui rythme l’emportement de plus en plus compliqué du récit. L’un relève du discours descriptif, narratif, classique, l’autre, le plus petit et ce n’est pas un hasard, beaucoup plus complexe, plus insaisissable, relève à la fois du commentaire, du complément, de la dérivation… Cette ambiguïté permanente, l’indécision qui porte la lecture, l’inconfort aussi que ce choix formel provoque, la force que l’on gagne à lire deux textes simultanément, permettent à l’écrivain d’assumer une complexité narrative fascinante et qui pourrait lasser. Il n’en est rien ! Car il n’opte pas pour une double énonciation, mais pour deux régimes de lecture, comme enchâssés l’un dans l’autre, égaux. C’est que Cave est un récit de dédoublement, d’un regard altéré par soi-même que l’on porte sur soi-même. C’est ainsi qu’on passe de la « cave » au personnage du « cave », et du féminin au masculin avec une espièglerie un peu potache. Ce double de Clerc erre dans sa propre psyché avec une ironie et une tendresse bouleversantes.

C’est la traversée de ce double faussement niais ou dupe que l’on suit avec une précision presque maniaque. Qu’il passe de la cave à une salle de cinéma minuscule, qu’il débarque dans un cabaret dont le spectacle est animé par un sosie féminin de Joel Grey à une sorte d’enfer où les morts se débattent, on se confronte à des séries d’expériences projectives ou récapitulatives produisant des images qui s’inscrivent en nous. Et tout ce récit d’une aventure générale de la sexualité – que Clerc baptise brain porn – est entrecoupé de commentaires, de compléments, de remarques diverses, souvent des citations plus ou moins dissimulées, qui, telles un Rubik’s Cube émotionnel et mental, se combinent sans fin.

Car le livre de Thomas Clerc n’est pas une énième confession compassionnelle ou l’exhibition d’une intimité dont on n’aurait somme toute que faire ! Bien au contraire, il s’y ordonne une réflexion profonde sur l’écriture, la pulsion qui y préside, que l’écrivain mène, sur les formes qu’il trouve pour incarner ou représenter ses troubles, ses angoisses, ses contradictions. Ce sont des voix, des textes, mais surtout des images qui portent le récit. Comme si la vie, la manière dont on s’en souvient ou dont on se la figure, provenait d’images, d’un montage infini d’images. Le récit de Clerc débute par une sorte de projection de morceaux de films qui composent, ou recomposent plutôt, la psyché, ses mouvements, sa constitution, la manière dont on circule entre le présent et le passé.

L’effet est assez prodigieux ! On y trouve une mémoire collective reconfigurée par un sujet, car il s’y combine une mémoire singulière et commune dans le même élan. Comme si l’écrivain proférait l’unicité de son existence, fort commune par ailleurs, par le biais d’une matière extérieure et collective. S’entremêlent ainsi Billy Wilder, Charles Bronson, Éric Rohmer, Cary Grant et Errol Flynn, John Carpenter, Robert Altman, Grace Jones ou Gus Van Sant. On croise Modigliani, Delacroix et Max la Menace, Picsou, Daniel Gélin et Édouard Levé, Mastroianni, Kraftwerk et Modiano, Simenon, Barthes et Bardot, Baudelaire, D. H. Lawrence et Marc Dorcel… Ce geste qui mélange les univers, les références et les citations réfléchit véritablement l’entreprise autobiographique et fait de l’introspection, ici focalisée sur le désir et la vie sexuelle, plus ou moins fantasmée, une manière d’être dans le monde, avec les autres, en contact.

Cave : les souterrains de Thomas Clerc

Aucun nombrilisme ici – comme il n’y en avait étrangement pas dans Intérieur ou dans son précédent livre, Poeasy – mais bien au contraire une manière d’autobiographie qui prend l’autre en compte, l’intègre, le fait sinuer à ses côtés, simultanément. C’est d’une immense générosité ! On ne découvre pas la vie (sexuelle) de Thomas Clerc ou de son narrateur, on n’en interroge pas la véracité ou la vraisemblance, on en éprouve le cheminement avec lui. On la revit, on l’explore, avec lui. Car c’est ici que se loge la puissance incroyable de ce livre, immense patchwork lynchéen d’une érudition folle, qui fait de la vie intérieure, mentale, de ses contaminations avec l’univers réel, le moteur narratif, la manière dont on jouit en se projetant, soi, avec son passé, sa biographie, ses expériences, dans l’esprit d’un autre, dans la manière dont il le reconstitue.

C’est là une expérience difficile, fascinante, qui fait dévier le désir, la jouissance, que l’on prend lorsqu’on lit, à la déporter, la reconduire infiniment, en se mettant à nu. Cave est à la fois une autobiographie, un traité du désir, une réflexion sur la mémoire, une exploration familiale, un catalogue de la féminité, un récit de la pulsion et de ses revers, un cabinet de lectures, une anthologie des images… On s’étonne de la facilité avec laquelle, en tant que lecteur, on éprouve ce livre, de la façon dont on se plonge dans sa matière, dont on y circule avec une liberté immense, celle qui nous est laissée par l’écrivain. Thomas Clerc n’est assurément pas seulement un inventeur de formes virtuoses, c’est un écrivain qui réussit, chose infiniment rare, à nous faire mieux penser en lisant, à nous libérer de carcans, à nous rappeler que la lecture n’est pas qu’une expérience déviée, secondaire, mais bien une reproduction intérieure d’un mouvement, une libération simultanée, une aventure profonde menée au cœur de l’esprit et du désir, une jouissance absolue.

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