Un dandy en Uruguay

Les dandys aiment prendre des postures extrêmes et préfèrent parfois l’obscurité à la lumière et le silence au bruit des foules. Santiago Amigorena est de cette espèce. Or, s’il est un point sur lequel celui-ci a échoué, c’est celui d’écrire pour personne : « n’être pas lu serait une véritable réussite », écrit-il dans Le premier exil, qui paraît deux ans après Le ghetto intérieur, roman dont le retentissement a été grand. Ce Premier exil fait écho à Une jeunesse aphone, paru il y a vingt ans, et dans lequel, déjà, il relatait l’exil à Montevideo.


Santiago H. Amigorena, Le premier exil. P.O.L, 234 p., 20 €


Ce mot de dandy, il apparaît dans un roman singulier de l’auteur, 1978. Santiago Amigorena considère ce texte comme un appendice à son œuvre principale, comme le sont Mes derniers mots et Le ghetto intérieur. L’œuvre principale, celle qui occupe l’auteur depuis 1998, c’est Le dernier livre, écrit par « l’auguste crapaud graphomane » ou le « têtard têtu et aphone » : ainsi se désigne l’auteur. Dans 1978, un narrateur censé avoir été son camarade de lycée dresse son portrait. Il apparaît prétentieux, souvent désinvolte voire arrogant avec ses professeurs mais « sauvé » par une érudition qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer. L’excès le rendrait sympathique. Et cet excès, qui caractérise aussi ce texte que nous lisons, il faut l’accepter. Comme son égotisme. Quitte à prendre une récréation.

Mais qui chercherait dans ce livre une suite ou un écho du si beau Ghetto intérieur serait déçu. Amigorena s’en tient à son grand projet, et l’audience acquise grâce à l’histoire de Vicente Rosenberg n’est pas son souci. Son modèle, c’est Proust, rien de moins : « je pastiche l’odyssée d’une autre Odyssée, je pose mes pieds, pas à pas, dans un sentier éculé à la recherche d’une autre Recherche ». Il ne saurait mieux dire, on le verra bientôt.

Le premier exil relate les années passées par la famille en Uruguay. Santiago est un enfant de sept ou huit ans, difficile de savoir. En 1966, lors du coup d’État d’Onganía, ses parents ont quitté Buenos Aires. La chasse aux universitaires qui a suivi l’événement était un signe qui ne trompait pas. L’autre repère temporel est la mort du Che, en Bolivie, en 1967. Quant à l’Uruguay qui les accueille, il connaît les premiers soubresauts d’une lutte armée, menée par les Tupamaros. Une violence incontrôlable conduite par les paramilitaires, et leurs inspirateurs états-uniens, va amener au second exil vers la France, en 1971. Mais l’enfance du narrateur ressemble à toutes les enfances : l’Uruguay est l’« éternelle promesse d’un temps vacant ». C’est encore un pays à part, que l’on compare à la Suisse. C’est aussi le pays de Lautréamont, Laforgue et Supervielle, que le narrateur cite sans les nommer, comme il cite Michaux et quelques autres.

Le premier exil, de Santiago H. Amigorena : un dandy en Uruguay

Santiago Amigorena © Jean-Luc Bertini

Le narrateur aime ; à huit ou neuf ans, il est « en couple » avec Ruth Prins. L’enfant va sur la plage avec Celeste, son cocker noir, au nom tout symbolique choisi par le père. Il retrouve là une bande de copains vivant dans les rues voisines du quartier, et tous sont affublés de surnoms plus pittoresques les uns que les autres, les locaux de ce cône sud étant spécialistes en surnoms, activité qui est aussi « le propre de la littérature ». L’emploi du temps est très organisé : « École – psychanalyste, école – dentiste, école – psychanalyste, école – dentiste. Mes journées, quoi qu’il en fût, étaient rythmées comme une partition de salsa. » Il passe son temps libre dans le gomero, un ficus qu’il maltraite en le blessant de son couteau, il joue aux billes et livre une énumération que l’un de ses futurs maitres, Borges, ne renierait pas, il collectionne tout, du coquillage aux capsules de bouteille en passant par les tickets de métro. Mais les billes prennent un relief particulier, à commencer par cet œil-de-chat qui ne le quitte pas : « Le signe que semblait m’adresser l’univers était on ne peut plus clair : mon passé ne reviendrait jamais mais, enfoui au plus profond de moi, il ne disparaitrait jamais non plus. » Plus tard, il collectionnera les livres, et, encore aujourd’hui, il pratique l’autographomanie.

Comme bien des enfants, Santiago a peur de l’obscurité, et, comme le narrateur proustien, il craint le moment du coucher. Désormais adulte, il ne peut toujours pas dormir seul. Chez lui, une dona Petrona tape sur des escalopes dans la cuisine qui lui sert de royaume, et l’on songe à une certaine Françoise et à son poulet. L’épisode est drôle et, si pastiche il y a, il est plutôt réussi. Toutes ces scènes d’enfance sont prises dans le récit et la réflexion, et pour le coup on se sent en Uruguay : Amigorena ne choisit pas la voie droite du Ghetto intérieur. Son interrogation sur la mémoire, sur le silence et la parole, donne lieu à des développements comme on en trouvait dans Le premier amour ou La première défaite. Disons pour aller vite que sa mémoire, alors, « ressemble à un grand tableau de Pollock éternellement en cours de fabrication ».

On peut préférer d’autres aspects du livre, et en particulier la façon dont l’auteur parle de l’école. Déjà il s’applique à être un mauvais élève, « ayant un tel goût d’apprendre que l’obligation de le faire deviendrait superflue ». Il se montre sévère (et injuste) envers cette institution mais l’excès et la mauvaise foi, comme chez Thomas Bernhard, peuvent aussi amuser. « Usine à produit unique », écrit-il, vantant ailleurs les récréations, « océaniques, toujours océaniques, purs instants suspendus, verticaux, proprement intemporels, à l’envers », permettant de « demeurer enfants tout en apprenant ». Cet éloge d’un moment attendu, d’une pause propice à la rêverie et au silence, est plein de justesse. Et l’on imagine bien ce garçon qui deviendra lycéen à Paris mettant une sorte de point d’honneur à échouer en cours de français tout au long de l’année pour obtenir les meilleures notes du lycée Rodin au bac français. Dandy, encore et toujours.

Et puis arrive la terreur. Ce sont d’abord quelques indices. Tommy, un Américain perché dans une maison haute, enseigne à l’enfant la dactylographie, lui confiant le clavier de sa vieille machine. Il habite à proximité d’une autre maison, mystérieuse, dont il ne faut pas approcher. C’est le siège de la CIA. Là travaille Dan Mitrione, un « grand humaniste ». Cet agent, qui a fréquenté bien des pays d’Amérique latine, est venu pour enseigner la torture. C’est un spécialiste qui ne supporte pas le geste inutile, prépare ses élèves tortionnaires comme s’ils étaient des chirurgiens. Avant d’appliquer son savoir sur les opposants politiques, il le teste sur des sans-abris : « Il possédait, en quantité incalculable et qualité inégalable, cette faculté d’être inhumain qui est, finalement, la seule vraie méchanceté dont les hommes sont capables ». Son nom figure sur le Wall of Honor du FBI, et Sinatra et Jerry Lewis ont fait un concert pour aider sa nombreuse famille, après que les Tupamaros l’ont enlevé et exécuté. Mitrione ne venait pas de nulle part et sa succession était assurée : les mêmes officiers français qui avaient usé de la gégène à Alger transmettraient leur savoir à Buenos Aires, vers 1976.

Amigorena, heureusement, ne retient pas que ce « savant » de son enfance uruguayenne. Le livre est empreint d’une tendresse amusée pour bien des protagonistes et, si l’on n’en retenait qu’un, ce serait le frère trisomique de Juancho, « d’une force redoutable, et souvent hors de lui : […] pour des raisons bien plus mystérieuses, comme la présence d’un chat sur un toit, le vol d’un oiseau dans le ciel, l’arrêt de la pluie […]. Nul alors ne peut le maitriser ». Et que dire de ce Roberto, fragile, torturé, et brillant aussi, rejeton raté de cette vieille famille presque noble, maitre au jeu d’échecs ?

Dressant la liste des œuvres de tous genres qu’il aime, des plaisirs qu’il goûte, comme manger une bonne glace à la mangue, Amigorena propose la conclusion que nous partagerons avec lui, et qui permet de résumer ce moment passé avec lui en Uruguay : « plaignons-nous constamment – mais ne nous plaignons pas trop ». Oui, l’excès serait discourtois.


EaN a rendu compte des Premières fois, du même auteur.

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