Amigorena, le premier livre ?

Lancé il y a quinze ans, le vaste projet romanesque et autobiographique de Santiago Amigorena a de quoi attirer. Son dixième tome, Le ghetto intérieur, traite à la fois de l’exil et de l’extermination, par le biais d’un grand-père muet.


Santiago H. Amigorena, Le ghetto intérieur. P.O.L, 192 p., 18 €


« Je voulais écrire sur elle – et sur elle. Je voulais décrire ses lèvres – et ses lèvres… Je voulais, pour toujours, la tenir toute entière sur le bout de ma langue. » En 2004, Santiago H. Amigorena revenait dans Le premier amour sur ses dix-sept ans au lycée Fénelon et son amour fou pour Philippine, dans les années 1979-1981. « Mettre des seins à la syntaxe », disait bien avant lui Joseph Delteil. Un livre entre langue et langue, de sextualité, dans une lignée qui va des blasons du corps féminin au poème « Union libre » d’André Breton. En 2012, La première défaite, qui en est le revers, constituait la quatrième partie d’un impressionnant projet romanesque et autobiographique. Et le départ d’un amour de lecture.

Né en 1962, arrivé d’Argentine puis d’Uruguay en France en 1973, fils de psychanalyste et analysant, Santiago H. Amigorena est scénariste de Cédric Klapisch et de Laurence Ferreira-Barbosa, et cinéaste lui même. Sur le site de son éditeur, P.O.L, on peut lire l’énoncé de ce projet du « livre d’une vie », baptisé Le dernier livre, composé de six parties qui couvrent chacune six années de la vie du narrateur et ordonné selon « trois exils » (Argentine, Uruguay, France).

L’entreprise peut faire penser à Hubert Lucot ou à Christian Guillet, voire à Claude Mauriac ou au premier Renaud Camus. Depuis vingt-cinq ans, Amigorena entend « faire à Proust ce que Joyce a fait à Homère » : « Je tâcherai de restituer ma vie de la première à la dernière syllabe ». C’est un portrait de l’artiste en Muet comme Louis-René des Forets l’a fait en Bavard : « Ma vie fut simple; je n’ai jamais parlé, j’ai toujours écrit. […] L’écriture m’a été donnée pour séparer, pour déchirer, pour éloigner. Elle m’a permis de me taire sans devenir fou, elle a donné une raison sociale à mon mutisme, elle m’a fait accepter d’être muet et l’a même fait accepter aux autres ».

Santiago H. Amigorena, Le ghetto intérieur

Santiago H. Amigorena © Jean-Luc Bertini

La première partie s’intitulait Une enfance laconique. Suivirent Une jeunesse aphone, Une adolescence taciturne et, après Le premier amour et La première défaite, Les premières fois, vaste catalogue des premières fois de l’adolescence. Restent a écrire les deux volumes d’Une vieillesse discrète. Le prochain volume aura pour titre La septième partie. Un certain nombre d’annexes sont également au programme. « Écrit pour en finir avec les autobiographies », conforme au pacte autobiographique de Philippe Lejeune, ce livre illustre bien plutôt sa critique par Pierre Bourdieu dans « L’illusion biographique » : l’autobiographie y informe la vie comme la carte le territoire, jamais la graphie n’y ébranle « la vie », ni ne bouscule l’auto, ce qui était déjà visible dans Les premières fois.

Dixième volume à ce jour du Dernier Livre, Le ghetto intérieur est-il un livre non prévu au programme, ou bien s’agit-il du 1941 annoncé dans les annexes ? Le romancier nous dit s’être rendu à Auschwitz en 1997. Le roman se donne, en amont du cycle, pour l’autobiographie à la troisième personne de son grand-père Vincente, Juif polonais de Lodz, qui s’est d’abord espéré allemand, est arrivé en Argentine en 1928, et de son épouse juive russe Rosita. Le premier livre du Dernier Livre, donc, qui expliquerait le mutisme de l’auteur ? À la mort de sa mère, Vincente devient muet, jusqu’à sa disparition en 1968. Le 13 octobre 1941 en Argentine, lui était parvenue (à « mon Wicenty ») une lettre de sa mère, Gustawa Goldwag, qui lui dit le ghetto et qui sera assassinée à Treblinka. Le même jour, à Rastenburg, près de Koenigsberg, Himmler, Krüger et Globocnik décident de passer de la « Shoah par balles » à la « solution finale ». Le camp de Belzec va être construit.

Une plaisanterie argentine veut que, là ou les Péruviens descendent des Incas et les Mexicains des Aztèques, les Argentins descendent du bateau. « Un lointain centre du monde » qui porte au cube une identité juive déjà au carré. Avec cette autobiographie de son grand-père juif polonais argentin, le narrateur entend nous proposer en romancier une réflexion sur les liens entre Histoire (la grande en Pologne), histoire (la petite : le café Tortoni, les courses de chevaux) et histoire (le roman de Santiago Amigorena).

Et c’est là que le bât blesse : entre première fois – mais la Shoah est un sujet plus complexe qu’un premier amour – et dernier livre, l’auteur qui a tout lu se substitue au narrateur, lequel écrit pourtant : « Vincente comme le reste de l’humanité pouvait savoir mais ne pouvait pas savoir ». À l’inverse, lui et son grand-père semblent au fil de la guerre découvrir en temps réel et les multiples versions de « l’identité juive » (de Theodor Herzl à Delphine Horvilleur, via Jean-Paul Sartre), et le génocide devenu Shoah, entre histoire et mémoire (depuis Raul Hilberg et Claude Lanzmann), et les débats littéraires qui portent le nom d’Adorno, tels que nous les connaissons en 2019… et l’auteur ignore la littérature d’après 1945 – du Dernier des justes de Schwarz-Bart à Ellis Island de Perec, dont il est souvent si proche.

Le ghetto intérieur vire au cours d’histoire. À l’arrivée, il s’inscrit dans la postérité des Bienveillantes de Jonathan Littell, qui tout en marquant le départ d’une nouvelle époque, celle de la disparition des témoins, semblait écrit à l’ombre de Hegel et de Google : la fin éclaire le début et l’information étouffe l’expérience. Littell mettait L’éducation sentimentale dans la poche de Max Aue, mais Flaubert manquait. Ici, c’est le mutisme qui fait défaut. Sous le Savoir Absolu et Wikipedia, c’est le temps lui-même, histoire et mémoire, qui a disparu. Déception. On a presque envie de dire : Dieu n’est pas un romancier, Amigorena cette fois-ci non plus.

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