Aventures et changements climatiques

Amitav Ghosh, qui est né en Inde et vit aujourd’hui à New York, a toujours vu grand dans ses romans, portant son attention sur de vastes parties du globe dont il raconte l’Histoire avec des histoires. Les feux du Bengale (1986), Le palais des miroirs (2000) ou la Trilogie de l’ibis (2008-2015) parlent en effet de la partition de l’Inde, des derniers rois de Birmanie, de la guerre de l’opium… Les questions contemporaines ne sont cependant pas étrangères à l’auteur, qui s’est depuis un temps préoccupé du dérèglement climatique. Dans son essai Le grand dérangement (Wildproject, 2016), il se demandait par exemple pourquoi, en dehors de la fiction de genre (dystopie, anticipation…), la question était si peu traitée par le roman d’aujourd’hui. La déesse et le marchand, qu’il vient de publier, semble prendre ce difficile taureau thématique par les cornes.


Amitav Ghosh, La déesse et le marchand. Trad. de l’anglais (Inde) par Myriam Bellehigue. Actes Sud, 320 p., 22,50 €


Amitav Ghosh y peint un univers bouleversé par le changement climatique, la migration des humains et des animaux, l’hyper-connexion généralisée, source de bienfaits mais aussi de frustrations extrêmes pour les populations les plus pauvres qui y sont soumises. Sur cette toile de fond, il pose les témoins et victimes de ces désordres et les fait passer par de rocambolesques aventures : déchiffrement de vieilles légendes, découverte au cœur d’une forêt d’un temple abandonné, face-à-face avec un cobra royal, tornades dévastatrices, chutes quasi meurtrières de pans de mur, serpents venant de la mer ou tombant du ciel, apparition de divinités… De quoi donner le frisson et mettre en joie.

La déesse et le marchand, d'Amitav Ghosh

Amitav Ghosh (août 2021) © Jean-Luc Bertini

Le héros principal, marchand de livres rares, celui-là même qui se retrouve nez à nez avec un reptile ou échappe à de malencontreux écroulements de moellons, est un certain Dinanah, ou plutôt « Deen » puisqu’il vit aux États-Unis. Esprit raisonnable et tempéré, empêtré dans la solitude et les complexités financières d’une constitution de retraite en pays capitaliste avancé, il part au début du livre rendre visite, comme tous les ans, à sa famille à Calcutta. Au cours d’une soirée, un invité lui remet en mémoire la vieille légende bengalaise d’un marchand d’armes condamné à traverser les mers pour fuir les persécutions de la déesse des serpents, Manasa Devi. Deen, pour découvrir les réalités qui se cachent derrière cette histoire, se lance alors dans une équipée qui le mène des mangroves du delta du Bengale noyées par les tempêtes à Los Angeles menacé par les incendies, et enfin à Venise qui sombre dans sa lagune. En chemin, il aura repris contact avec Cinta, amie italienne professeur, fait la rencontre de Puyia, océanographe, et noué connaissance avec deux jeunes Indiens, Tipu et Rafi, candidats à l’immigration.

Cinta déchiffre pour lui l’épopée merveilleuse du marchand, suggère qu’elle est en train de se rejouer sous leurs yeux et tente d’introduire un peu de magie et de mystère dans la rationalité un brin étroite de Deen. De son côté, Puyia, scientifique peu attachée à accorder aux puissances occultes un rôle dans les affaires d’ici-bas, souligne pour lui l’ampleur des désastres écologiques en cours, comme le funeste développement de vastes « zones aquatiques mortes » autour du globe. Quant à Tipu et Rafi, leur sort de jeunes hommes pauvres va apparaître aux yeux de Deen, d’abord horrifié par l’inanité et le péril de leur immigration, comme une leçon sur l’inévitable : telles causes ne peuvent produire que tels effets, et ce à un rythme d’autant plus rapide que la destruction des moyens de subsistance de certains est parallèle au bombardement qu’ils subissent, sur leurs téléphones portables, d’images alléchantes d’une vie occidentale présentée comme accessible, s’ils ont le cran – et le cash – pour le passage.

Le livre se termine sur une scène en Méditerranée, au large de l’Italie : des navires font route vers un bateau de migrants ; les uns ont été affrétés par des groupes d’extrême droite pour intimider ses passagers, d’autres, moins nombreux, sur l’un desquels Deen a embarqué, cherchent à leur porter secours. Au dernier moment, une myriade d’oiseaux et de cétacés, jamais vus ensemble ni en telle quantité dans ces eaux, s’assemble autour de l’embarcation pour exécuter un merveilleux ballet tandis que, sur le pont, se dessine une nuée qui prend la forme d’une apaisante divinité ; celle-ci, en un point final très anti Gordon Pym, semble auspicieusement promettre à tous la concorde et à Puyia et Deen, enfin rapprochés, la félicité sentimentale.

La déesse et le marchand, d'Amitav Ghosh

Ces aventures, où l’irréel et la coïncidence abondent, se lisent avec plaisir, même si Ghosh ne déploie pas ici toute sa verve ironique habituelle. Il bride en effet un peu trop la volubilité qui serait nécessaire pour mêler invraisemblable et sérieux, péripéties et propos sur l’état du monde, et pour permettre aux personnages d’exister au-delà de leur rôle de porte-paroles ou de pions de l’intrigue. Curieusement aussi, le « grand dérangement » du monde dont Ghosh s’inquiète et qu’il décrit avec un joli sens du merveilleux ou de l’horrifique ne fait l’objet d’aucune analyse de sa part, alors qu’il se montre généralement plus disert sur les causes des événements, leurs enchaînements, et l’assignation de responsabilités. Serait-ce la gravité des catastrophes qui le rend évasif ? Il est en tout cas surprenant qu’un roman qui parle d’un sujet si politique en donne un traitement qui le soit si peu. « Tout cela est le fruit d’une très longue histoire », soupire simplement l’un des personnages lors d’une discussion. Et de plaider pour la solidarité de tous ceux qui partagent cette terre. Certes, certes… mais encore ?

Si Ghosh n’a pas souhaité s’aventurer dans le domaine politique, il a voulu que La déesse et le marchand fasse d’autres intéressantes démonstrations. Le livre fournit en effet la preuve que le roman d’aujourd’hui peut déployer, sans ringardise, une vision du collectif et du mondial, oublier fidélité réaliste, occidentalo-centrisme, et bien s’en trouver. Et qu’il est possible d’y maintenir, en moteur de l’intrigue, les péripéties de l’existence individuelle, aussi délibérément farfelues ou schématisées soient-elles.

La déesse et le marchand signale en somme que la fantaisie est un mode très efficace pour parler des maux qui affligent le monde. Ce type d’imagination, parce qu’il joue en marge du réel, permet sans doute de voir et de comprendre avec plus de grâce et de liberté. Et qui sait, peut-être pourrait-il servir à se désengluer de celui-ci et à penser des solutions pour échapper au désastre ? La déesse des eaux et des migrants, les créatures aquatiques, terrestres ou aériennes du roman, et Ghosh lui-même, nous y invitent.

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