Le blanc des yeux

Hors série Blanc En attendant NadeauOn se souvient de Donc c’est non, lettres de refus envoyées par Henri Michaux et éditées par l’écrivain belge Jean-Luc Outers, mais aussi du livre étonnant de ce dernier, Le dernier jour. Il s’interroge avec pudeur sur les perceptions et l’expérience d’un aveugle, sur une altérité sensible.  

Je l’entendais chaque matin à heure fixe passer devant chez moi, annoncé par le martèlement de sa canne sur les pavés du trottoir. Nul besoin de consulter ma montre pour savoir qu’à cet instant précis il était dix heures quinze. Le bruit s’estompait lentement avant qu’il ne disparaisse au coin de la rue. Certains jours, je l’observais par la fenêtre, aspiré par le mouvement de son bras droit faisant pivoter la canne à l’horizontale avant qu’elle ne frappe le sol. Quand elle rencontrait un obstacle, un arbre, une bordure, il réagissait aussitôt en faisant un pas de côté avant de poursuivre son chemin dont il avait appris à connaître les courbes et les dénivellations. J’ignorais d’où il venait, où le menait sa promenade quotidienne et à quoi ressemblaient ses yeux cachés derrière d’épaisses lunettes noires. Seule la blancheur de sa canne éclairait le mystère de cet homme marchant à tâtons dans la rue. Sa vision était-elle circonscrite au noir qui nous enveloppe lorsque l’on ferme les paupières ou éteint la lumière dans la cave ? Était-il en permanence plongé dans la nuit sans que rien qui s’apparente au mouvement ou au scintillement trouble cette opacité ? Ou alors percevait-il des nuances de gris ou de blanc lorsqu’un rayon de soleil éclairait son visage ou lorsque la lumière de l’aube chassait la noirceur de l’air ? Que savait-il vraiment de la neige hormis son contact glacé et poudreux ? Ou encore du goût du lait indissociable de sa blancheur ? Et la beauté, existait-elle pour lui ? Comment, en effet, imaginer la beauté indépendamment du regard des hommes ?

Les écrivains autour du blanc : un questionnement de Jean-Luc Outers

« Blindness, Upper west Side », Amsterdam Avenue © CC/ Timoty Krause

Je me demandais aussi s’il se sentait observé, c’est-à-dire vu par moi. Peut-on imaginer chez l’autre l’usage d’un sens dont on ne sait rien ou à peu près ? Certes, il devait se douter d’une présence, comme celle des gens qu’il croisait dans la rue sans les voir. Mais de là à sentir des yeux fixés sur lui déambulant avec sa canne ? Et puis quelle représentation avait-il de son propre corps ? Certes, le toucher devait lui permettre d’en saisir les contours, les reliefs, la texture. Je l’imaginais promener sa main sur son visage pour en déceler le nez, les oreilles, la bouche, dont la fonction allait de soi, s’agissant de capter les odeurs, les sons, le goût. Lorsque sa main atteignait ses yeux, ceux-ci se chargeaient de mystère, eux qui, pourtant, ouverts ne lui révélaient rien du monde qui l’entourait.

Ces interrogations surgissent en moi invariablement le matin à dix heures quinze lorsque grandit le son de la canne sur les pavés. Le blanc que l’on définit comme l’absence de couleurs est une composante de l’œil entourant le cercle coloré de l’iris et de la pupille. Ses yeux, je les considérais comme pareils aux miens sinon que, privés du regard, ils semblaient sans objet, balayant l’espace comme un phare éteint tournant dans la nuit. Se regarder dans le blanc des yeux, comme il nous arrive de le faire au moment des grandes explications, lui resterait à jamais interdit. Mais c’était sans importance pour lui qui, loin des bousculades et des altercations, pas un instant n’aurait songé à élever la voix.


Dernier livre paru de Jean-Luc Outers : Le dernier jour (Gallimard, 2017).

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