Yaourt nature

Hors série blanc En attendant NadeauMarcel Cohen, auteur du grand cycle littéraire des Faits (Gallimard), assume une écriture du réel, une forme de récit particulière, qui se défend d’être de la fiction. Son « Yaourt nature » est un dialogue surprenant et drôle qui traduit une certaine attitude face à la littérature.

Les écrivains autour du blanc : un dialogue de Marcel Cohen

Marcel Cohen (2021) © Jean-Luc Bertini

– Écriture blanche, disiez-vous ! Quelle horreur !

– Dans son Journal, Stendhal se moque d’Hugo qui, après le meurtre d’un homme tué par balle, et chez qui l’on remarque une tache rouge sur la tempe, aurait, écrit-il, appelé ça : « baigner dans son sang ». Et Stendhal répugne à dire coursier quand cheval suffit.

– Eh bien moi, je veux des coursiers. La vie n’est pas drôle, si en plus de ça les romans sont plats…

– « Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du bois de Boulogne. »

– J’adhère. Ça sonne. Mais ça date. C’est de vous ?

– Non, c’est Joseph Grand dans La peste. C’est ce que Camus détestait.

– Camus, Sartre, Sarraute, Sagan, c’est l’époque des scoubidous. Mes personnages à moi ont des pulsions. Ce ne sont pas des intellos. Dans mon livre, je ne voulais pas mettre de sexe. Je voulais juste faire un roman psychologique. Eh bien c’est raté. Mes personnages ont pris le dessus. Quand j’écris, je ne m’appartiens plus.

– Bon. Mais pourquoi nous raconter l’histoire d’un gynéco alcoolique et d’une manucure qui va aux toilettes toutes les trois pages ?

– Elle veut plaire au gynéco et suit un régime pour maigrir. Alors, elle prend des diurétiques. Mais c’est pas trash. Et puis je parle de ce que je connais. J’ai tenu un nails bar avant d’écrire et j’ai perdu 15 kilos. Mes livres, c’est du vécu. On n’est pas dans le fading.

– Bon. Mais pourquoi le gynéco frappe-t-il la manucure dans l’ascenseur ?

– À force d’examiner ses patientes, il n’a plus de libido. Il a l’impression d’avoir raté sa vie. Il se dit qu’il aurait dû faire ORL. Alors il boit. Et quand il a bu, il devient méchant. C’est pour le sauver de l’alcool qu’elle veut maigrir. C’est un roman très altruiste.

– Bon. Mais pourquoi battre une femme qui l’aime ?

– Parce qu’ils n’ont pas eu le temps de faire l’amour. Douze étages, c’est rien. Elle a coincé la porte de l’ascenseur pour le bloquer entre deux étages mais le gardien a entendu l’alarme et il est déjà dans l’escalier. Le gynéco en veut à la manucure d’être ridicule et elle s’en veut aussi.

– Bon. Mais que se reproche-t-elle ?

– De ne pas lui avoir donné rendez-vous dans le 15e ou dans le 13e arrondissement de Paris. Les tours font trente-cinq étages. L’amour dans l’ascenseur, c’est le number one des fantasmes féminins. Le gynéco le sait. Alors, quand elle enlève son écharpe en entrant dans l’ascenseur, c’est un signe très fort. Parce que vous oubliez qu’il est marié. Elle veut sauver le ménage du gynéco en lui offrant ce qu’il n’a pas à la maison. C’est ça la révolution copernicienne de mon roman. C’est l’amour jusqu’à la désintégration de l’ego pour régénérer la libido de l’aimé, vous comprenez ?

– Bon, mais on n’écrit pas un roman pour raconter sa vie. « Ou alors ce n’est plus une œuvre d’art. » C’est Claude Jade qui dit ça dans L’amour en fuite de François Truffaut.

– Comment ça, c’est plus une œuvre d’art ?

– C’est du spring cleaning.

– C’est fou ce que vous êtes cérébral, vous ! C’est un roman à la gloire des femmes. Mon héroïne est dans l’abnégation. Ça la rend très heureuse et très malheureuse de le rendre heureux.

– C’est ce que vous voulez dire lorsque vous écrivez : « Seule comme une louve blessée qui regagne sa tanière dans la froidure du soir, elle saisit d’un geste vif le yaourt nature à pleines mains, arracha rageusement de la main droite l’opercule, comme s’il s’agissait d’un vieux sparadrap, tout en repoussant violemment du pied gauche la porte du frigo, dans le balconnet porte-bouteille de laquelle tintinnabula faiblement la Cristaline et, luttant de toute son âme contre le fleuve hostile, chaotique et impassible qui s’écoulait en vrombissant sur le boulevard, dont elle découvrait l’ampleur de la rudesse inhumaine, elle s’empara résolument de la petite cuillère à café qui, depuis la veille, traînait au fond de l’évier, encore auréolée d’une petite frange de mousse brune mêlée de rouge à lèvres, et la plongea prestement dans l’épaisseur neigeuse et fade du yaourt tout en relevant le menton, au-dessus de l’évier, dans un geste de défi » ?

– Oui, c’est tout à fait ça.


Derniers livres parus de Marcel Cohen : Faits, III. Suite et fin et Villes (Gallimard, 2021) ainsi que Rencontres et partis pris. Écrits sur l’art, 1976-2020 (L’Atelier contemporain, 2021).

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