Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le dire

« Un art qui se situe au-delà de la honte est-il possible ? » La question que lance Geoffroy de Lagasnerie dans L’art impossible a des allures de défi à la fois théorique et pratique. Mais s’il se l’adresse d’abord à lui-même, c’est aux artistes, et à eux seuls, qu’il la pose finalement, transférant sur leurs épaules tout le poids d’une honte dont l’auteur paraît quelquefois décharger du même coup celles de la littérature.


Geoffroy de Lagasnerie, L’art impossible. PUF, coll. « Des mots », 80 p., 8 €


C’est pourtant depuis son domaine que le philosophe pense les raisons de l’impossibilité de l’art et les conditions de réalisation d’un art proprement impossible. Dès les pages d’ouverture, il se réfère aux premières lignes de La douleur où Marguerite Duras, redécouvrant ce manuscrit oublié, revient sur l’ébranlement qu’il provoqua en elle : « Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte. » Bien que Lagasnerie ne le mentionne pas (ou peut-être pour cela), il est difficile de ne pas songer, en lisant Duras, à « la honte d’être un homme » dont parle Gilles Deleuze d’après Primo Levi, et en laquelle il discerne l’un des motifs les plus puissants de philosopher et d’écrire.

Lagasnerie y reconnaît pour sa part le « sentiment éthique par excellence », et il est par conséquent bien en droit de l’opposer à l’esthétique et de l’amener sur le terrain des arts visuels. Cependant, étant donné qu’il évite presque à chaque occasion d’y convoquer l’écriture, on en vient à le soupçonner, non seulement de vouloir l’exonérer de sa critique, mais d’entretenir vis-à-vis de tout ce qui fait image une méfiance telle qu’il a quelquefois l’air d’y enclore jusqu’à sa propre imagination – y compris lorsque, vers la fin du livre, il aurait l’opportunité d’en faire un usage politique. À mi-parcours, l’omission demeure néanmoins encore tacite, le temps de se demander, par exemple, si « face à la vie, il n’est pas toujours un peu indécent de peindre, de danser, de jouer ? ». Elle se révèle aussitôt déconcertante lorsqu’il propose en suivant, à partir des conversations qu’il a eues sur ce sujet avec l’écrivain Édouard Louis lorsqu’il préparait son ouvrage, d’« inventer dans le domaine littéraire une littérature de la confrontation qui est en un sens l’exact opposé d’une esthétique ».

Même en admettant, avec l’auteur, qu’« une théorie de l’art doit toujours commencer par cet axiome : il n’y a pas de dimension esthétique », parce que la dimension sociale forme avec elle « une seule réalité », on conçoit difficilement pourquoi « par définition, une œuvre d’art, une installation, ne peut qu’en dire moins qu’un texte ou un documentaire », comme on ne voit pas ce qui permet d’asserter qu’« il n’y a pas besoin d’avoir un guide à côté de soi pour lire un livre de théorie et pour nous expliquer ce que nous lisons. Une œuvre plastique, quant à elle, se constitue soit avec l’objectif explicite de ne pas dire ce qu’elle dit ou alors elle est de fait condamnée à ne pas pouvoir le dire entièrement ».

L’art impossible, de Geoffroy de Lagasnerie : ce qu'on ne peut pas dire…

« All the World’s Futures », exposition de Hans Haacke, à la Biennale de Venise (2015) © Jean-Pierre Dalbéra

Sur ce dernier point, Lagasnerie est plus précis en ce qu’il estime que la plupart des œuvres contemporaines sont régies par ce qu’il désigne comme des « dispositifs d’énigmatisation », qui voudraient que « pour être dotée de valeur, une œuvre doit nécessairement ne pas dire ce qu’elle dit, ou ne pas le dire directement, ou le cacher, ou simplement l’évoquer ». C’est à ce propos qu’il mentionne un exemple littéraire, bien qu’il s’agisse en l’occurrence de la poésie de Paul Celan. Or, ce dernier, juge l’auteur, « écrit non pas pour des lecteurs mais pour des interprètes », si bien, conclut-il d’un argument où la franchise tient lieu d’autorité, que « je ne vois aucune résistance possible dans les formes de Celan ». Cet échec, dans la mesure où la langue poétique visait, chez Celan, à résister à l’allemand nazifié, conduit Lagasnerie à promouvoir, contre la « forme énigmatisation et la forme fiction », une « forme explicitation », qui ne s’avère cependant pas toujours suffisante sur le plan de l’efficace politique, comme le démontre à ses yeux le demi-échec cette fois des tentatives de subversion des institutions muséales menées en leur sein par l’artiste Hans Haacke, pionnier de ce type d’actions dans les années 1970.

Le passage que Lagasnerie lui consacre nuance d’ailleurs quelque peu le ton définitif qu’il imprime à son essai, et qui prend sur la fin un tour passablement pontifiant lorsqu’il conseille aux artistes de lire Pierre Bourdieu ou que, usant de l’impératif, il leur enjoint de faire œuvre utile – au sens révolutionnaire s’entend. Pourtant, la volonté affichée du philosophe de se confronter à son inquiétude sans dissimuler les hésitations qu’elle fait naître en lui donne çà et là au style tranchant de son essai de doux accents sincères dont le titre porte les traces : ce à quoi il engage l’art pourrait bien se révéler « impossible », concède-t-il.

Aussi ne peut-on décider si c’est par excès de sincérité ou par une précaution plus ou moins bien calculée qu’après avoir discuté de Celan et de Haacke, Lagasnerie inflige au lecteur, en pleine page et sans prévenir, un suspens introspectif. Il lui faut manifestement s’« arrêter un instant » car, confie-t-il, « je ne cesse d’entendre une voix qui me dit que je manque quelque chose, qu’il y a une dimension dans la pratique artistique qui échappe aux raisonnements que je déploie », avant de se ressaisir tout aussi brutalement, comme revigoré par le jargon, pour se demander « si c’est exact ou si c’est l’idéologie culturelle incorporée en moi et la résistance à l’objectivation qu’elle produit qui parlent en moi ».

En vérité, l’auteur éprouvait plus sûrement le besoin de reprendre son élan, puisque, si la suite jargonne encore en glissant des mots tels que « guerre » et « combat » comme si leur place, dans ce contexte, allait de soi, elle a du moins le mérite de ne plus faire de pauses et de se conformer au « projet éthique » qu’il recommande aux artistes : « l’absence d’implicite ». Objectif pour lequel il convient en tout premier lieu d’en passer, affirme l’auteur, par la suppression du « principe de l’expérience bourgeoise » que constitue « la distance au monde ». Manière aussi de lui ôter son charme. Ou de renoncer à ses armes, pour parler comme Lagasnerie. Car si sa stratégie consiste effectivement à adopter « une éthique cynique » par laquelle il s’agira, pour les artistes, d’« utiliser des forces du système pour imposer ses propres narrations et déjouer les systèmes », alors il faut bien admettre que l’auteur n’est pas encore assez cynique – ou qu’il ne se montre pas suffisamment imaginatif.

Se priver de la distance, toute bourgeoise qu’elle soit, celle qu’instaure la fiction ou, si l’on veut, « l’énigmatisation », revient en effet à laisser dans l’ombre des pans de la réalité et des faits sociaux qui, sans ces procédés, demeureront inaperçus à l’heure d’en imposer la vue au plus grand nombre. Sur le plan de la rhétorique, qui est aussi un art, il n’est pas certain que la comparaison soit plus efficace politiquement que la métaphore, quand bien même son articulation est, par définition, explicite, là où celle de la métaphore ne l’est pas. Son implicite à elle permet cependant de faire accéder à la conscience (notamment politique) des ressemblances qui, autrement, resteraient implicites. Le dire ainsi, c’est répéter Aristote ; même si la métamorphose plastique pas plus que le montage cinématographique n’ont infirmé le rôle critique de la distance et du rapprochement qu’autorise le procès de métaphorisation.

Que, par antithèse, un art « confrontationnel » ou « oppositionnel » jette une lumière crue sur les circonvolutions et les évitements non moins stratégiques dont s’orne toute une partie de l’art prétendument engagé ne suffit pas à garantir que l’anti-art qu’appelle de ses vœux Geoffroy de Lagasnerie confronte ses spectateurs à une réalité plus vraie, ni qu’il leur oppose une critique plus radicale. Il risque en revanche de s’en prendre au donné en croyant atteindre la structure, d’en simplifier la complexité en pensant en débrouiller l’énigme, de construire une imagerie afin de déconstruire un imaginaire ; et la honte restera intacte.

Il est pourtant des œuvres d’art, qu’elles soient anciennes ou contemporaines, dont la distance d’avec le réel est si grande, le retrait du monde si marqué, que cela les rend quasiment impénétrables, comme des choses très lointaines. Sans doute leur éloignement laisse-t-il nombre de ceux qui les regardent à l’écart – dans cet écart – comme un hôte sur le seuil. Mais il est possible aussi (et il n’y a, dans cette éventualité, nulle consolation, seulement un fait social qui, pour être individuel, impartageable même quelquefois, n’en est pas moins social) que par là elles touchent quelques-uns d’entre eux avec une radicalité qui, en regard du monde existant, réveille subitement la honte qu’ils en ont.

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