Enzensberger, poète

L’œuvre de Hans Magnus Enzensberger reste méconnue en France. Son histoire éditoriale s’avère en effet d’une discontinuité surprenante, avec un parcours entrecoupé souvent d’assez longues périodes de silence, faute de traduction régulière, et laissant ses livres au fil des décennies dispersés parmi une multitude d’éditeurs dans le sillage de Gallimard. Cet auteur brillant, né en 1929 en Bavière, est pourtant l’une des figures incontournables de la littérature allemande, et surtout l’un des meilleurs poètes européens depuis 1945. En témoigne le choix magnifique de ses Poèmes (1980-2014) traduit par les soins méticuleux de Patrick Charbonneau et publié en bilingue par les éditions Vagabonde.


Hans Magnus Enzensberger, Poèmes (1980-2014). Trad. de l’allemand par Patrick Charbonneau. Vagabonde, 218 p., 20,50 €


Disons que la réception de Hans Magnus Enzensberger en France ressemble à la construction de son œuvre, construction extrêmement variable, sinon anarchique, tant du point de vue des formes que des sujets traités. Durant les soixante-dix années de sa carrière, l’auteur a su expérimenter avec une maîtrise égale des genres aussi divers que l’essai, le théâtre, la poésie, le roman, et une multitude de genres dits secondaires ou mineurs, tels que l’anecdote, le portrait biographique, le dialogue, le récit, mais encore des aphorismes, des carnets, commentaires et autres « débris », jusqu’à revenir sur ses « bides préférés ».

Et c’est sans compter ses activités considérables d’éditeur, d’anthologiste et de traducteur. Le lecteur francophone se souvient avant tout de ses deux « romans », à savoir d’une part son montage documentaire intitulé Le bref été de l’anarchie consacré à « la vie et la mort de Buonaventura Durruti » (1972, traduit par Lily Jumel en 1975, Gallimard), d’autre part son bestseller Hammerstein ou l’intransigeance. Une histoire allemande (2008, traduit par Bernard Lortholary en 2010, Gallimard) ; ou peut-être encore, très vaguement, de tel ou tel de ses essais politiques.

Mais s’il est un genre auquel Hans Magnus Enzensberger est toujours resté fidèle depuis ses débuts, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est bel et bien la poésie, publiant régulièrement des recueils de vers où viennent se cristalliser ses multiples préoccupations, principales ou contingentes, au gré de l’actualité politique, sociale et culturelle du moment. En 1985, passé la cinquantaine, il commence à publier une sélection personnelle de poèmes extraits de l’ensemble de son œuvre imprimée, sélection qu’il met à jour depuis lors selon un rythme quinquennal. C’est en partant de ce florilège, et en laissant de côté tous les textes antérieurs aux années 1980, que l’éditeur des Poèmes (1980-2014) a compilé ce vagabondage enthousiaste à travers l’œuvre poétique d’Enzensberger, occasion unique de trouver l’univers entier (ou presque) de cet ingénieur subtil du verbe rassemblé en un simple volume joliment construit sur un choix plutôt judicieux, d’ailleurs traduit avec rigueur et habileté. Peut-on demander mieux ?

Les Poèmes de Hans Magnus Enzensberger : lancer des mots en l'air…

Hans Magnus Enzensberger © D.R.

Autrement dit, cette quintessence d’Enzensberger, miroir chronologique de ses humeurs, de ses réflexions, de ses observations, correspond exactement à l’idée que ce disciple revendiqué de Poe, de Valéry et de Maïakovski se fait de la poésie, synonyme pour lui de la plus grande concentration possible. Dans un entretien télévisé réalisé par son ami et collègue écrivain Alexander Kluge, il indique, pour définir ce que « poésie » veut dire : « L’avantage de cette forme, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen d’en dire autant sur une demi-page. » Conformément au critère élémentaire de densité, l’un des procédés essentiels d’Enzensberger consiste à exploiter la substance poétique inhérente aux mots pris pour eux-mêmes, dans toute l’évidence de leur simplicité, comme il en fait la démonstration dans l’un de ses plus beaux textes,  « Acrobates chinois » :

« Lancer un mot en l’air

le mot lourd

est tâche légère

Tracer à l’encre un signe dans l’air

le signe impossible

n’est pas impossible »

Sans faire tous les chichis d’un Mallarmé (« Je dis : une fleur… »), Enzensberger préfère d’abord appeler un chat un chat, souvenir dérivé du matérialisme brechtien, dont on retrouve chez lui certaines traces. Et de louer l’économie radicale de la poésie face au brouhaha de la réalité : ses vers en reprennent le langage qu’ils assimilent par dialogisme, histoire d’en révéler les ficelles pour mieux le transformer et nous laisser entrevoir un instant, comme par prestidigitation, la vraie nature des choses. Conscient de ne rien inventer, Enzensberger compose donc volontiers à partir d’images préfabriquées, de métaphores toutes faites, de tournures préexistantes, recyclant les éléments de discours, leur rhétorique éculée, leur phraséologie usée jusqu’à la corde, ainsi que les jargons scientifique, bureaucratique, médiatique, etc., qu’il expose, détourne, varie et agite de façon à les dégager du moule des conventions, des présupposés moraux, à dénoncer leurs implications idéologiques. Le résultat est loin d’être triste, quand on lit par exemple :

« Non je n’arrive pas à la cheville

de mon œuf coque du matin.

Il est parfait. »

Citons également ce poème intitulé « Une journée noire », où l’humour noir et la causticité viennent renchérir sur la mise en parallèle loufoque d’atrocités quotidiennes plus ou moins dramatiques et sans rapport apparent :

« Il y a des jeudis où même

le boucher le plus adroit

se coupe un doigt.

Tous les trains ont du retard

parce que les candidats au suicide

ne se contrôlent plus.

L’ordinateur central du Pentagone

est depuis longtemps tombé en rade,

et dans les piscines tous les efforts

de réanimation arrivent trop tard. »

Ou encore, à propos d’événements scientifiques, dont le persiflage, l’approche caricaturale alimente subtilement la satire :

« « Cet été j’ai trouvé quelque chose

de complètement inutile »,

sans prix Nobel et sans l’aide de personne.

Heureux celui qui peut dire cela de soi.

Entourée de légende comme jadis la licorne,

telle est la créature qui porte leur nom :

le boson de Higgs, car elle s’appelle ainsi.

Une particule divine, disent les railleurs. »

Cette allégresse glorificatrice, tout en raccourcis, calquée sur l’extravagance imbécile des médias de masse, succède à une présentation bouffonne des deux savants en question. En cela, Enzensberger se montre doué d’un sens redoutable pour le comique du réel qu’il fait ressortir par sa verve ludique. Dans le même temps, c’est le cosmos tout entier, depuis ses origines, que l’on trouve résumé en ces quelques strophes nonchalantes sous la question-titre « Pourquoi quelque chose pèse-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Et l’on ne saurait, en vérité, trouver plus belle métaphore pour caractériser la poésie telle que la conçoit l’auteur, lorsqu’il déclare par ailleurs qu’elle permet « de parler de choses dont il est normalement impossible de parler ».

À ce stade, lorsqu’on touche aux limites de la connaissance humaine, difficile de distinguer si c’est la science qui fait de la poésie, ou si la poésie à son tour s’improvise en accélérateur de particules. Dans celle d’Enzensberger, entre l’intérêt pour les trivialités les plus futiles, voire les plus mesquines, et ses tentations encyclopédiques, le bouillonnement de la vie se traduit par une bigarrure de signes, d’unités métonymiques, d’instantanés micro-narratifs maintenus en suspens dans l’espace idéal d’un poème, comme dans celui des « Acrobates chinois », déjà cité :

« En haut les corps

respirent

pendant une minute

tandis que de plus en plus vite

de plus en plus haut

de plus en plus

d’assiettes vides tournent

fantomatiques

légères dans le ciel

aaaaaaah ! »

Saisissons au vol une notion cruciale, celle de « légèreté », qui fait justement partie de celles que les critiques de mauvaise foi du poète ont maintes fois brandies contre lui, en particulier ceux qui se font une idée vainement élitiste et excessivement complexe, mais en vérité bien réductrice et pauvre, de la poésie vue comme un lieu privilégié d’expression de la beauté pure ou d’une quelconque subjectivité d’ailleurs bien niaise parfois. Or, si Enzensberger ne dément certes pas la nécessité d’une « passion », cet homme aux multiples engagements (à gauche), muni d’une plume volontiers provocante et qui contribua dès le départ au renouvellement de la littérature allemande avec ses confrères et consœurs du fameux Groupe 47, n’en demeure pas moins convaincu du caractère absurde de tout exercice poétique, à l’instar de bon nombre de ses contemporains contraints de ruminer la maxime d’Adorno selon laquelle écrire un poème après Auschwitz tiendrait de la barbarie.

Enfin, il suffit de passer en revue quelques titres (« Tout faux », « Rayer les mentions inutiles », et ainsi de suite) pour s’apercevoir que la poésie d’Enzensberger est en cohérence avec cet autre constat adornien, issu des Minima moralia, qu’« il n’y a pas de vraie vie dans la vie fausse ». En conséquence, la dignité du poète reviendrait à se situer à l’envers d’une réalité qui « marche sur la tête », en investissant l’espace universel de liberté que la poésie représente. La contestation se traduirait donc par un escapisme fondé sur la négativité, mêlé copieusement d’ironie, grâce auquel le poème et son auteur se soustrairaient à l’emprise d’une réalité qui impose sa loi et affirme ses attentes tyranniques. D’où finalement cette impression singulière mais récurrente que les poèmes d’Enzensberger se résorbent dans l’immédiateté de leur performance, s’achevant en pied de nez comme effacés après lecture :

« Et pour ce qui est de cette page…

Comme elle était belle avant,

quand elle était encore vide,

parfaitement vide…

Parfaite ! »

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