Les choses simples de la peinture

Laurence Bertrand Dorléac veut en finir avec la nature morte. Non pas avec la chose elle-même, mais avec son nom – avec le nom par lequel on désigne ordinairement l’art de représenter les choses. De là à ce que la thèse que l’historienne de l’art défend glisse quelquefois de la chose vers le nom, il n’y a qu’un pas, dont le symbole pourrait être la cause.


Laurence Bertrand Dorléac, Pour en finir avec la nature morte. Gallimard, coll. « Arts et artistes », 376 p., 26 €


« Si ce livre voudrait en finir avec cette expression stupide, la ‟nature morteˮ, c’est que les choses et les êtres n’ont jamais été les uns sans les autres et que la nature est forcément vivante », affirme ainsi Laurence Bertrand Dorléac au terme du prologue introduisant son essai. Celui-ci s’ouvre d’ailleurs sur une formule identique qui en décrit la portée : « Si la nature morte est un genre en tant que tel inventé en Europe – soit la représentation de choses en un certain ordre assemblées –, elle déborde les frontières chronologiques et géographiques tracées par l’histoire de l’art. »

Pour en finir avec la nature morte, de Laurence Bertrand Dorléac

« Hahn’s (Last) Supper », 1964 Daniel Spoerri (1964) © CC/Pavel Flegontov

C’est peu de dire qu’en ôtant le frein que constituait jusqu’à présent la notion désormais honnie de nature morte, l’historienne de l’art fait fond sur le débordement qu’elle annonce. Aussi y trouve-t-on rassemblées toutes sortes de choses, anciennes et actuelles, intimes comme lointaines, pourvu que l’art les ait saisies ou qu’un artiste les ait investies d’un supplément d’âme dans l’intention de noter l’éphémère, de consigner la mémoire d’un fruit gâté, ou bien de conjurer la mort en en montrant la nature, précisément. Cela va, par exemple, des reliefs d’un repas restitués en trompe-l’œil par le mosaïste de Pergame connu sous le nom d’Héraclite, au IIe siècle avant notre ère (musées du Vatican), aux tableaux-pièges que suspend Daniel Spoerri dans les années 1960. Ou bien, en réduisant un peu le spectre chronologique, des Arma Christi figurant dès les débuts du Moyen Âge les instruments de la Passion jusqu’aux tableaux de boucherie du Siècle d’or hollandais dans lesquels l’historia biblique se trouve ramenée à sa portion congrue tandis que chaque quartier de viande évoque en l’étalant la souffrance de la chair.

C’est alors que, tout à coup, bien que préparée en quelque sorte par la lecture de tout ce qui précède, une image se détache soudainement du livre, qui fait qu’on y reconnaît cela même dont méthodiquement il écarte le nom : un tableau où le foisonnement des références, iconographiques et bibliographiques, rappelle la façon qu’ont les stilleven dans le goût hollandais de décliner l’abondance. Or, précisément, comme Laurence Bertrand Dorléac le rappelle dans une première longue note fort instructive, ce mot-là de « stilleven » désigne en néerlandais ce qu’on appelle en français la « nature morte ». Il a donné en allemand « Stilleleben » et en anglais « still life ». Les « cose naturale » et la « natura in posa » italiennes, tout comme les « floreros », « fruteros », et autres « bodegones » espagnols se seraient, quant à eux, effacés au profit d’adaptations du français (avec, respectivement, « natura morta » et « naturaleza muerta »), mais seulement à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle (la première occurrence en français date de 1750 et remplace progressivement les beaux termes de « nature reposée » et de « vie coye »).

Autrement dit, Laurence Bertrand Dorléac s’en prend à un nom finalement assez peu commun, et de beaucoup postérieur aux choses dont il désigne la représentation ; même en néerlandais, où, selon John Michael Montias, il n’apparaît qu’en 1639, et dans une forme où « stille », que l’on peut traduire par « immobile », accorde à la « vie » qu’il précède la connotation religieuse d’un silence empreint de recueillement comme, par exemple, dans Sumi Still Life de Mark Tobey, une encre sur papier de 1957 que conserve la galerie Jeanne Bucher Jaeger qui l’a reproduite dans un catalogue auquel a contribué Laurence Bertrand Dorléac, et qui n’est pas une « nature morte ». C’est pourquoi, lorsque celle-ci reconnaît dans ces différents passages les indices d’un mouvement progressif de « prise d’indépendance », tout en concédant que, sur ce point, « le temps de l’autonomie des choses est moins long que le temps de leur servitude », elle suggère que ces « choses » s’affranchissent d’un symbolisme religieux dans lequel les maintiennent, pourtant, plusieurs autres langues que le français ; et certaines œuvres avec elles.

Pour en finir avec la nature morte, de Laurence Bertrand Dorléac

« Nature morte au gibier, légumes et fruits » de Juan Sánchez Cotán (1601)

D’une peinture de Juan Sánchez Cotán datée de 1602 (musée du Prado, Madrid) représentant diverses pièces de volaille appendues dans une niche sombre aux rebords gris sur lesquels le peintre a disposé quelques navets et une branche de cardon, elle conclut que « si les choses n’auront bientôt plus à se maintenir dans un univers qui fait encore référence à la religion, elles en porteront autrement la mémoire, elles en seront imprégnées ». De fait, sauf à rapprocher cet « univers » de la « place » qu’occupent les choses et dont les modifications altèrent bel et bien leur signification, ainsi que l’a explicité Étienne Jollet dans La nature morte ou la place des choses (Hazan, 2007), l’imprégnation dont parle Bertrand Dorléac paraît plus sûrement reconduire leur assujettissement à l’interprétation chrétienne qu’indiquer leur émancipation.

Dans ce cas précis, l’autrice elle-même identifie les navets aux clous de la crucifixion et le cardon à la couronne d’épines. Son nom de cardo, en latin comme en espagnol, renvoie de surcroît au « gond » dont Tertullien avait fait la « charnière » entre la chair (caro) et le salut, et la récurrence même de ce légume dans l’œuvre de Sánchez Cotán, avant qu’il ne prenne l’habit de moine, laisse peu de doutes quant au sens final qu’il entendait lui donner. L’ample idée, peut-être un peu française, d’une sécularisation historique de l’iconographie européenne – ici par les choses, ailleurs à travers le paysage (on pense au traité sur le genre qu’avait proposé Alain Roger en 1997) – semble vouée à se heurter aux objets mêmes qu’elle convoque et qu’elle ne peut guère éviter qu’en les multipliant.

Certes, l’ouvrage de Laurence Bertrand Dorléac n’est, selon ses propres mots, qu’un « début d’enquête », qui « vise à donner un avant-goût », puisqu’une exposition sur le sujet qu’elle y aborde est programmée au musée du Louvre à l’automne 2022. Son expérience dans ce domaine ne laisse aucun doute sur le champ qu’elle laissera alors aux mêmes spécialistes qu’elle prend soin de remercier dans son essai, exposant par là l’impressionnant réseau qui est le sien, où entrent aussi bien des universitaires confirmés que de jeunes chercheurs à l’égard desquels la directrice du Centre d’histoire de Sciences Po a toujours exprimé sa reconnaissance, de même que la directrice de la collection « Œuvres en société » aux Presses du réel n’a cessé de favoriser la publication de leurs travaux, pour beaucoup inédits dans l’histoire de l’art française.

Pour en finir avec la nature morte, de Laurence Bertrand Dorléac

« Nature morte au gibier, légumes et fruits » de Juan Sánchez Cotán (1602)

En attendant, lorsque l’autrice de Pour en finir avec la nature morte ajoute que « ce dont nous sommes sûre, c’est que non seulement des sociétés ont utilisé des choses depuis toujours, mais que des artistes les ont représentées sous une forme compréhensible et adaptée aux significations que l’on attendait d’elles », elle place l’analyse à un tel niveau de généralité théorique que l’examen des œuvres ne peut qu’y passer à son tour. Au point que Laurence Bertrand Dorléac paraît quelquefois y rabattre jusqu’à ses propres intuitions, comme lorsqu’en suivant Max Weber sur la pente historique transformant les choses en marchandises et bientôt en fétiches, elle parle d’un « art qui vit de plus en plus de sa part de licence » – part qui pourrait être celle qui, échappant au symbolisme, fait justement le jeu des choses, d’elles seules, et certainement aussi celui de l’art – se jouant des choses.

Mais la remarque ne dure qu’une ligne, et la dissertation reprend aussitôt le pas sur la démonstration, emportant avec elle l’intention critique pourtant marquée par le ton du prologue. Faute d’aboutir à une révision complète des critères que Laurence Bertrand Dorléac jugeait insatisfaisants, son épilogue demeure lui aussi pris dans les mêmes vagues, et c’est presque inévitablement qu’il se clôt à nouveau sur un appel auquel une œuvre est amenée à répondre là où elle aurait pu lui répliquer. « L’histoire a tant besoin d’être revisitée, et pas seulement pour les animaux mais pour toutes les choses qui nous entourent et qui font monde avec nous », écrit-elle ainsi en face d’une reproduction d’une aquarelle récente de Barthélémy Toguo qu’elle ne commente pas, lui préférant ses « dessins rieurs » de la série Dream Catcher du début des années 2000, où les fruits « sont rattachés aux corps humains, les jambes sont le prolongement de racines et les têtes finissent les plantes comme des fleurs, les êtres sont reliés aux bêtes ».

Description qui ne peut, ici pas plus qu’ailleurs, être prise en défaut, mais à laquelle, au vu des œuvres de Toguo prises cette fois dans leur diversité, on serait tenté d’ajouter : et les êtres avec eux. Car c’est au moins autant à la nature et aux animaux imaginaires que les figures inquiétantes de l’artiste s’affilient qu’à ce souffle que les Grecs désignaient du nom de pneuma, reliant les citoyens entre eux et par eux à leurs cités afin d’annoncer la parole, de commencer le dialogue, à cette « pneumatique » que les penseurs chrétiens convertirent quant à eux en esprit avant d’en priver les choses, et d’en réserver l’attribut à celles-là seules que l’art élevait religieusement au rang de symboles.

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