Magies d’un été

Florence Delay excelle dans les formes brèves. L’équilibre chez elle est subtil entre légèreté et profondeur, clôture et expansion. La vraie profusion – celle des échanges et de la vie, d’une hospitalité ouverte aux surprises — s’épanche ici dans la souplesse d’un récit merveilleusement tenu. Une plage de liberté, en ces temps de contraintes et de restrictions.


Florence Delay, Un été à Miradour. Gallimard, 112 p., 12 €


« On arrivait à Miradour par une mauvaise route à peine goudronnée qui montait en tournant. » La première phrase du nouveau livre de Florence Delay nous installe dans la douceur du souvenir, au seuil d’une aventure. Miradour, dont les sonorités associent le miracle et les terres du sud-ouest arrosées par l’Adour, lèvera bientôt son secret. Mais il faut d’abord accéder à la promesse. Et la vieille voiture de Madeleine, nous disent les lignes suivantes, s’est plus d’une fois refusée à monter la côte. Marianne, la fille cadette qui accompagnait sa mère depuis Paris, devait alors aller quérir le secours d’un attelage de bœufs pour achever le voyage et toucher au but : une vaste maison de vacances bâtie au milieu des pins, au sommet d’une colline des Landes. La maison est nimbée par l’amour de celle qui y « resplendit », Madeleine. Mère de deux jeunes femmes adultes, elle en doit la jouissance à Paul, son mari, qui l’a héritée de son père, riche chirurgien de Biarritz. Elle y règne pour ses hôtes sous le diminutif affectueux de Madelou, contamination de son prénom avec le nom de sa résidence estivale.

En cet été du début des années 1970 où se situe le récit de Florence Delay, Marianne ouvre avec sa mère la demeure, afin d’y accueillir les hôtes annoncés, cinq hommes qui auront à y vivre à leurs côtés. Sa sœur aînée, trentenaire et Parisienne comme elle, préfère pour sa part Biarritz et ses plages, où elle retrouve ses flirts. Afin d’adapter la maison à tant de monde et de ménager à chacun l’espace nécessaire sans restreindre sa liberté, Madelou a fait appel à l’inventivité d’une vieille amie dans la région. Paul, ancien chef du service de psychiatrie à la Salpêtrière et l’une des gloires du milieu médical parisien, que les événements de 1968 ont poussé à prendre sa retraite, gardera naturellement sa chambre et son bureau, dans lequel il a fait déménager de Paris nombre de livres. Il se consacre à une carrière d’écrivain et l’éloignement de la capitale et de ses Archives historiques lui pèse suffisamment dans l’élaboration du roman qu’il a en cours pour qu’on n’augmente pas la contrariété qu’il éprouve d’un intermède estival auquel il a souscrit par diplomatie conjugale. Madelou a aussi sa chambre, contiguë à celle de son mari au premier étage. Marianne et son ami Octave disposeront d’une chambre au second. Il faut encore loger l’étudiant italien, recruté pour l’été, qui fera office de cuisinier, et le maître d’hôtel d’Octave, tatillon sur l’étiquette comme sur ses prérogatives, qui est venu accompagné d’un partenaire qu’il présente comme son filleul. La réaffectation en pièce d’habitation du fruitier qui, au rez-de-chaussée, prolonge la maison est vite exécutée et les exigences de chacun s’en trouvent satisfaites.

Un été à Miradour, de Florence Delay : magies d'un été

Florence Delay, à Paris (2007) © Jean-Luc Bertini

L’adresse de Madelou, vrai génie des lieux, borde dans une large mesure les inévitables conflits. Paul, issu d’une lignée radical-socialiste et double académicien (de l’Académie de médecine et de l’Académie française), n’est pas sans raideurs. Il accepte la judéité d’Octave, le compagnon de Marianne, sans envisager toutefois qu’il entre jamais dans la famille. Son libéralisme admet encore la présence parmi ses hôtes du majordome d’Octave, pourvu que son homosexualité ne sorte pas des convenances. Historiquement seconde dans son union avec Paul, son mari ayant d’abord promis sa main à une autre avant de se raviser, Madelou s’autorise de cet écart pour cultiver les initiatives et les sorties. Elle favorise l’amour des lettres et des arts qui règne à Miradour, où Gide a jadis été accueilli. Si Marianne achève son second roman, tandis qu’Octave, producteur de films, travaille à un court-métrage sur Raymond Roussel, elle-même traduit Hölderlin. Elle est soutenue dans cette tâche par un ami allemand et par la correspondance qu’elle échange avec René Char, dont un vers accordé aux Hymnes du grand Allemand s’est définitivement fixé dans son esprit : « L’éclair me dure ». Madelou bénéficie à l’occasion de l’aide de Marianne qui, sans être germaniste, assouplit sa langue et ses rythmes.

Des personnalités hautes en couleur traversent la scène, à l’exemple d’un cousin de Paul dont la visite est fêtée par Madelou avec enthousiasme. Caractère expansif, il « s’ébroue dans son salon comme un oiseau dans une flaque d’eau claire ». Dominicain aumônier des prisons de Marseille, il a fait preuve d’un intrépide dévouement au service des juifs sous Vichy. Octave avoue à son amie, non sans humour, préférer le dominicain à tous les membres de sa « brillante famille ».

Comme Clarens dans La Nouvelle Héloïse rayonnait autour de Julie, le bonheur rayonne ici autour de Madelou. Mais le renoncement n’est pas, comme chez Rousseau, un préalable nécessaire. La vie triomphe avec ses éclats (une vaine poussée de jalousie chez Octave), les couleurs à la fois ludiques et linguistiques du Pays basque voisin, qui mettent le diable en déroute, rapporte le joyeux dominicain, et la force des éléments, puisque l’une des plages favorites pour la natation s’appelle la « Mer sauvage ».

La magie chez Florence Delay procède de l’écriture. L’œuvre puise dans la vie qu’elle réorganise à son gré. Elle se soutient d’une énergie encore venue de Raymond Roussel, à qui est empruntée l’épigraphe du livre. La romancière avait consacré avec Dit Nerval (Gallimard, 1999) un livre à son père, dont l’auteur d’Aurélia et des Chimères creusait en miroir le portrait. L’hommage, qui va cette fois à la mère, signe un retour à la veine narrative dont ses derniers livres s’étaient en partie éloignés au profit de vignettes dans Il me semble, mesdames (2012) ou Haute couture (2018), l’un et l’autre inspirés par la peinture. La liberté avait pu s’incarner en Catalina, la Biscayenne nonne rebelle, évadée du couvent où ses parents l’avaient placée, héroïne du roman du même nom (1994). Elle ne se confond exclusivement ni avec la vierge qui, à la pointe de l’épée aux temps fougueux des colonies de la très catholique Espagne, se fraie une voie dans un monde d’hommes, ni avec les règles de l’amour courtois que mettait en scène l’ample Graal Théâtre composé avec Jacques Roubaud. Elle prend la figure d’une mère amoureuse de l’écriture, qu’elle cultive à l’ombre des plus grands.

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