Une vie chuchotée

Le premier roman de Ludmila Charles se déroule pour l’essentiel à Nove Mesto, une petite ville d’Europe centrale que rien ne distingue d’autres villes de la région. Les parents vieillissent et meurent, les enfants grandissent. La vie file. La « belle saison » a-t-elle vraiment eu lieu ? Le récit s’immisce en nous, troublant, et nous laisse un goût doux-amer.


Ludmila Charles, La belle saison. Noir sur Blanc, 128 p., 14 €


Ancienne ville de l’Autriche-Hongrie, Nove Mesto a changé de pays plusieurs fois depuis l’effondrement de l’Empire, mais depuis des années rien n’a changé. On marche le long de l’avenue des Libérateurs, les peintures s’effritent dans les halls d’HLM désormais accessibles à la propriété, tout s’abîme et passe dans une lente immobilité. À Nove Mesto vivent des femmes, mères, sœurs, la limite est trouble. Les prénoms se confondent, Elena, Anna, Magda, Petra ; et quelques hommes tout de même, ombres fugitives, traversent le récit de Ludmila Charles. L’une des sœurs émigre en France, la sœur préférée d’Elena, et revient quasiment chaque année au mois d’août.

La belle saison, de Ludmila Charles : une vie chuchotée

Ludmila Charles © Louise Oligny

Quelque chose nous échappe, comme quelque chose échappe en permanence à Elena, dont la vie reste définitivement une « vie à l’essai ». Dans une succession de chapitres brefs, Ludmila Charles raconte l’histoire de cette femme, entourée des siens, à Nove Mesto. Cette vie a commencé comme une farce : non seulement Elena naît un 1er avril, mais personne ne soupçonnait la grossesse de sa mère, déjà si grosse et a priori trop âgée pour avoir un enfant. Elena traverse son existence sur la pointe des pieds, sans oser poser de questions, sans essayer d’en savoir plus sur le monde qui l’entoure, comme si elle en savait déjà un peu trop. Enfant, elle apprend à faire des patiences sur la table de la cuisine. Elle perçoit des conversations qu’elle ne comprend pas, dont elle devine la teneur plutôt cancanière, mais cela l’effleure à peine. Son attention est attirée par tout ce qui est quasiment imperceptible aux autres, des « détails excentrés », une guêpe qui descend le long des parois d’un verre, attirée par un reste de bière, des « balles de paille posées dans les champs comme des écailles de soleil », les grosses cuisses de sa mère et ses pieds très blancs qui remuent doucement dans une bassine en plastique remplie d’eau froide et de gros sels, une sauterelle qui sur le drap blanc projette une « ombre plus grande que nature ».

Elena vit à l’ombre d’elle-même et du monde, l’Histoire passe presque inaperçue, la fin du socialisme coïncide avec le moment où elle tombe enceinte. Elle se « sentait liée au bébé par toutes les fibres de son être, et cela lui suffisait pour l’instant ». Pavel, l’époux, est un « gentil garçon » ; pareil aux autres, il sera un peu décevant quand il boira trop, ou qu’il partira travailler en Angleterre. Comme cette fourmi qu’elle laisse grimper le long de son bras ou cette « tige aux fuseaux duveteux » qui lui effleure le pied sans qu’elle réagisse, Elena se laisse aller au cours des choses, mais ce n’est pas un signe de paresse ou d’indifférence. Sa présence au monde est une immense absence, remplie pourtant de sa sensualité. Et cette manière d’être aussi intensément là sans y être est déroutante.

La belle saison, de Ludmila Charles : une vie chuchotée

Ludmila Charles, par des touches successives, un mot, une image, incarne le personnage dans le récit en le rendant dans le même temps volatil. Étrange paradoxe rendu possible par la beauté d’une écriture saisissant des images incongrues, et marquantes, comme celle de la coquille d’œuf poreuse à l’air et à la lumière, qui protège et expose à la fois, et qui ouvre le récit. L’ignorance semble être cette coquille à peine protectrice derrière laquelle Elena fait mine de se cacher : « Sa coquille tint longtemps, pourtant, avant de se casser en morceaux ; un œuf à la coquille fendue, si on le range soigneusement dans le compartiment à œufs, reste apparemment intact. Mais il s’abîme. »

La belle saison est un texte plein d’une poésie délicate et triste, celle qui fait des instants de l’existence des moments d’insignifiance pourtant remplis de sens. Les gestes des femmes sont les mêmes d’une génération à l’autre, et n’appartiennent pas plus à Elena qu’à une autre, « aussi impersonnels que ceux des ouvriers à la chaîne ». C’est pourtant son immense sensibilité au monde qui la guide dans ses derniers rêves, derniers vestiges de cette coquille d’œuf abîmée : « Le cerf était à découvert dans la clairière, à bout de souffle. Il plia une de ses pattes antérieures, puis l’autre, et s’affaissa sur le flanc. Sous la peau soyeuse, un muscle frémit brièvement. Des ombres affluèrent entre les arbres, tremblantes, attirées par le sang qui engluait les poils ras. […] Bientôt les ombres rampèrent jusqu’à lui, enhardies par sa torpeur ».

Il y a une douceur infinie à se laisser couler dans la lente mais sûre dépossession de soi. Ce doux naufrage est rendu inévitable par la porosité entre les chuchotis du monde et l’intériorité. Ludmila Charles, par l’élégance et la subtilité de son écriture, fait de cette femme un personnage d’une beauté à pleurer.

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