Les années Cuba de René Depestre

À dix-neuf ans, dans son île natale d’Haïti, René Depestre voulait être à la fois homme d’action, militant politique et poète. Il dut fuir la cruauté de la répression d’un pays où une dictature venait en remplacer une autre, et entamer sa vie de « nomade enraciné », ou d’« homme-banian » aux innombrables racines. À la fin de Popa Singer, roman inspiré par la figure tant aimée de sa mère, il raconte son départ pour Cuba. Ce séjour de plus de vingt ans est relaté aussi dans un cahier dont l’auteur avait oublié jusqu’à l’existence, et que Serge et Marie Bourjea ont déniché dans un fonds d’archives. On y retrouve le génie littéraire, la sensualité et la lucidité de René Depestre ; chaque page du Cahier d’un art de vivre est un régal.


René Depestre, Cahier d’un art de vivre. Cuba 1964-1978. Édition établie, préfacée et annotée par Serge et Marie Bourjea. Actes Sud, 316 p., 27 €


Resté seul de sa fratrie « dans le collimateur d’assassin » de « Papa Doc » (le dictateur François Duvalier), le jeune René Depestre brûle d’envie de poursuivre son combat contre les barbares en rejoignant dans la montagne cubaine Che Guevara et ses compagnons de guérilla. Cinq années après son arrivée à Cuba, il entame la rédaction d’un journal qu’il interrompra quand, se sentant menacé, il organisera une nouvelle fuite clandestine, cette fois-ci vers Paris et vers de hautes fonctions à l’UNESCO.

René Depestre s’est beaucoup répandu en interviews et confidences, mettant en scène le personnage qu’il a construit au fil des années. Le Cahier d’un art de vivre, comme il l’avait lui-même intitulé, nous fait accéder au Depestre d’avant, avec ses ambitions, ses fragilités, ses interrogations : « Est-ce que c’est parce que j’ai raté ma vie que je tiens ce journal ? », se demande-t-il en juillet 1970. Question extravagante, quand on songe à l’intensité de l’existence qu’il a déjà menée, à ses rencontres et à ses amitiés avec les personnalités les plus marquantes du monde littéraire mais aussi politique, à ses amours multiples et passionnées, à ses recueils de poèmes que Fanon lui-même citait.

René Depestre, Cahier d’un art de vivre. Cuba 1964-1978

René Depestre chez lui, à La Havane (1966) © Bibliothèque francophone multimédia de Limoges

René Depestre souffrait sans doute d’une surabondance de dons, d’un trop-plein d’énergie et de désirs impossibles à combler tous à la fois. La première partie de son journal, qui s’interrompt en 1966, quand Che Guevara quitte Cuba, le montre déchiré entre l’amertume, à l’approche de la quarantaine, de n’avoir produit, en matière d’œuvre littéraire, que « quelques gammes poétiques, plutôt maigres, comme les vaches » de son pays, et l’enthousiasme du combat qu’il mène depuis Cuba pour Haïti, sa « patrie bantoustanée », « le pays-zombi par excellence ». Au micro de Radio Habana, il parle chaque soir en créole aux Haïtiens. « L’image de milliers d’Haïtiens rassemblés chaque soir pour m’écouter leur parler en termes d’espoir m’apporte la joie la plus pure de ma vie. » Il conçoit ses propos comme de la dynamite. « Au peuple haïtien ensuite d’allumer sa mèche pour faire sauter la papadocratie et son totalitarisme anthropophage, négricide ».

Il voudrait ne pas avoir à choisir : ni entre la littérature et la politique, ni entre les femmes qu’il aime « sur de belles pistes parallèles », ces femmes-jardins qui vont habiter sa vie et son œuvre. C’est un même érotisme vitaliste qui colore son rapport aux femmes et à la révolution. Il se souvient des premiers mois de la révolution, avec ses « Gracias Fidel » sur les pare-brise des voitures et ses jeunes filles de l’oligarchie qui « se jetaient dans les bras des guérilleros, pour mettre le mouvement de leurs belles fesses dans le sens principal de l’histoire ».  Tout alors paraissait possible.

Mais la fête a pris fin. Depestre voyait la révolution comme une transgression de toutes les valeurs traditionnelles : l’éclosion d’un « mode artistique de vivre collectivement et individuellement la vie, sa vie ». Le conformisme et l’appétit de pouvoir ont repris le dessus. Certains signaux avaient inquiété le poète militant dès le début de ses années cubaines, et d’abord le racisme, cette « fétichisation de la peau », qui « vole à la révolution une part de son énergie qui est gaspillée, éparpillée en menus accès de haine, à peine conscients, que les Blancs, peut-être, sont tout surpris de trouver en eux ». Il est sensible aux regards qui se portent sur lui, « un nègre qui lutte, qui ne lâchera pas facilement la partie », mais aussi aux scènes de rue. Devant chez lui, dans le quartier aisé du Nuevo Vedado, à La Havane, un attroupement s’est formé autour d’un homme qui se débat avec « un air de bête traquée, entre deux jeunes gens menaçants et incertains à la fois ». Une dame surexcitée raconte comment ce « Nègre » a essayé à sa descente d’autobus de lui enlever son sac à main. « Le cliché du nègre = voleur est un feu sous la cendre… Il suffit qu’un nègre du nouveau régime soit surpris en train de voler pour que se réveille le vieux fond raciste », pour que se reconstitue une espèce de « cohésion raciale ». Cuba a cependant établi l’égalité réelle des droits, mais, comme il l’écrit en des termes marqués par sa formation marxiste, « la fin de l’horreur coloniale n’est pas toujours une décolonisation des superstructures du passé ».

Débarrassé de ce jargon, Depestre continuera à affirmer, depuis son magnifique essai Bonjour et adieu à la négritude jusque dans ses entretiens récents, que la décolonisation n’a pas encore eu lieu dans les imaginaires, dans les cœurs et dans les esprits. Les réflexions qu’il développe sur la situation en Haïti reposent sur la même conviction. François Duvalier (dans Le mât de cocagne, il prendra le nom de Zoocrate Zacharie), qui s’autoproclamait « le Grand Électrificateur des Âmes haïtiennes », est, avec son usage totalitaire de la négritude et du vaudou, « le grand totem de la pseudo-décolonisation ». Avec lui, écrit Depestre qui vient d’apprendre sa mort, les structures néocoloniales ont été « indigénisées, intériorisées, haïtinisées ». Sa disparition ne met pas fin à ce carnaval sanglant. « Duvalier est un mort à tuer » pour que les zombies reviennent à l’état d’êtres humains, comme le romancier l’imaginera dans Hadriana dans tous mes rêves.

Depestre, en janvier 1971, voudrait écrire « la biographie passionnée d’un esprit et d’un cœur saisis en plein effort d’auto-décolonisation et d’auto-déstalinisation », c’est-à-dire sa propre aventure. Son journal marque les étapes de ce chemin douloureux. « Est-il fatal, se demande-t-il, que le communisme se montre partout totalitaire dans ses pratiques sociales et culturelles, dans ses dires et faits historiques ? Est-il fatal que le Parti, un peu partout, inspire le plus souvent de la crainte, au lieu d’être un foyer incandescent de tendresse et de confiance en l’homme ? » Les nouvelles et les romans que Depestre écrira par la suite rayonnent de cette tendresse qui « sauvera le monde », « une fois que la politique l’aura mis à l’endroit ».

René Depestre, Cahier d’un art de vivre. Cuba 1964-1978

À Cuba, il a vu, au contraire, se former une « tribu disparate de gens sans foi ni loi », infiltrés dans la presse, les ministères, l’armée, le Parti. Ce sont des gens « froidement hostiles au socialisme », voulant rester en place, et c’est tout. Ils ont servi tous les régimes, et au socialisme ils préfèrent le « sociolismo », c’est-à-dire le copinage politique. « Ce sont des requins déguisés en petits poissons rouges dans un aquarium socialiste nommé Cuba. » Le constat se fera de plus en plus sévère. Quelques mois avant son départ rocambolesque de La Havane, tout juste muni d’un sauf-conduit pour se rendre au Canada, Depestre dresse le bilan de ses années cubaines. Il constate l’« écart entre les libertés sociales, pratiques, strictement garanties à tous, et les libertés formelles tenues souvent pour négligeables », et en particulier la liberté pour les poètes d’exprimer un point de vue critique.

C’est que, en 1971, avait éclaté l’affaire Padilla, poète arrêté et emprisonné avec son épouse pour écrits subversifs ; ils furent contraints tous deux de confesser publiquement leurs erreurs devant une assemblée composée d’une centaine d’écrivains et d’artistes. Depestre, qui assiste à cette séance pitoyable, la relate dans tous ses détails. Il reproduit également une lettre qu’il avait précédemment adressée à Fidel Castro (« Camarade Fidel »), dans laquelle, tout en marquant ses distances avec Heberto Padilla, il développait sa propre vision des rapports entre art et politique, qu’il voulait croire conforme aux principes de la révolution cubaine. L’art et la littérature ne pouvaient être « des instruments immédiatement utilitaires de l’idéologie et de la politique ». Mais le fait est qu’ils vont le devenir.

Depestre, « mis à l’écart des zones de création de Cuba », comme il l’écrit au poète Roberto Retamar, a dû subir bien des humiliations et « avaler un grand nombre de couleuvres socialistes ».  Mais il sait désormais que l’unique forme d’action qui lui reste accessible est l’écriture. Il vient de dépasser le cap des cinquante ans, et commence enfin à vivre. Il peut renoncer aux identités d’emprunt du militant, et déployer la flamboyance de sa langue, pleine de couleurs, de saveurs et de parfums. Ce journal, superbe d’émotion et d’intelligence, s’achève sur une nouvelle naissance.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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