Quand Toussaint Bréda devint Toussaint Louverture

Sudhir Hazareesingh propose dans son dernier ouvrage l’une des biographies de Toussaint Louverture les plus complètes à ce jour. Ajoutant à l’immense bibliographie déjà existante l’analyse exhaustive de nouvelles sources, l’historien britannique dévoile avec le soin du détail l’itinéraire politique du chef rebelle qui dirigea Haïti pendant la période révolutionnaire et le début de la guerre d’Indépendance.


Sudhir Hazareesingh, Toussaint Louverture. Trad. de l’anglais par Marie-Anne de Béru. Flammarion, coll. « Grandes biographies », 592 p., 29 €


Le choix de Toussaint Louverture est dans la continuité des travaux de Sudhir Hazareesingh, spécialiste de la vie politique et intellectuelle française qui s’est illustré par des études sur les vies et les mythes de grandes figures françaises comme Napoléon (2005) et Charles de Gaulle (2010). Cependant, il constitue un tournant dans son parcours intellectuel aussi bien par l’inscription dans la géographie caribéenne de son objet que par le dialogue avec les champs en plein essor de l’histoire postcoloniale et des études sur l’Atlantique noir dont l’un des classiques, Les jacobins noirs (1938), porte précisément sur la vie du révolutionnaire haïtien. Il fallait d’ailleurs de l’audace pour publier quelque chose sur le sujet après C.L.R. James. Il fallait aussi et surtout du nouveau.

L’apport majeur de cette biographie est l’exploitation systématique des fonds des archives, déjà connues, de la Bibliothèque nationale de France ou des Archives d’outre-mer à Aix-en-Provence, leur mise en perspective avec celles conservées en Espagne ou au Royaume-Uni et la découverte de nouveaux fonds comme ceux de Môle-Saint-Nicolas sur la période 1798-1802. Il en ressort un ouvrage attentif aux qualités de chef militaire et politique du héros haïtien qui éclaire d’un jour nouveau, par l’émergence dans le corps du texte de lettres et d’instructions faisant entendre la voix de Toussaint Louverture, certains tournants de sa carrière qui étaient demeurés mystérieux.

Sudhir Hazareesingh, Toussaint Louverture

« Toussaint Louverture, chef des noirs insurgés de Saint Domingue », estampe (entre 1796 et 1799) © Gallica/BnF

Sudhir Hazareesingh parvient comme nul autre à faire comprendre l’évolution complexe de Toussaint Bréda, du nom de la plantation où il est né esclave, enfant chétif qui devient l’un des meilleurs cavaliers de l’île, gardien de bêtes qu’on retrouve cocher, messager et intermédiaire entre les esclaves rebelles de la plantation et leurs maîtres dans les années 1770. Affranchi en 1776, Toussaint reste à Bréda jusqu’au rachat de la liberté de sa femme Suzanne et de leurs enfants. Lorsqu’il devient l’une des figures majeures de l’insurrection d’Haïti, en 1792, il est âgé de cinquante-deux ans. Sudhir Hazareesingh le décrit comme un homme nourri de culture africaine : il est le petit-fils d’un chef de la communauté Allada et parle le fon (créole), il écrit et parle la langue des esclaves, son père lui a transmis sa connaissance des plantes médicinales de l’île, il en a parcouru toute la géographie et y entretient de puissants réseaux, il parle le français, c’est un fervent catholique et il est proche, sinon membre, de la franc-maçonnerie.

Toussaint devient Louverture en 1793 alors qu’il est général de l’armée rebelle de Saint-Domingue, composée essentiellement de marrons. Depuis le 14 août 1791, la colonie française est agitée par une insurrection des Noirs et des métis qui contestent les décisions de l’Assemblée nationale à Paris, laquelle n’élargit pas les Droits de l’homme aux esclaves, les considérant comme les « membres d’une nation étrangère », et de l’Assemblée coloniale de Saint-Marc, où siègent principalement des propriétaires suprémacistes blancs qui déclarent l’autonomie légale de l’île pour contourner le système esclavagiste. Sudhir Hazareesingh prouve d’ailleurs que Toussaint a bien joué un rôle dans ce soulèvement – contrairement à ce que pensent certains – et qu’il était même le seul lien significatif entre les quatre principaux chefs rebelles, Boukman Dutty, Jeannot, Jean-François et Georges Biassou.

Lorsque l’Espagne déclare la guerre à la France régicide en janvier 1793, les rebelles haïtiens s’allient avec l’ennemi de leur ennemi. Toussaint Louverture devient ainsi général dans les forces espagnoles qui, de la colonie voisine de Santo Domingo, envahissent des territoires fertiles du nord de Saint-Domingue que les puissances européennes convoitent depuis longtemps. Il change de camp à nouveau en février 1794, après que la Convention a aboli l’esclavage par décret. Désormais commandant de l’armée française sur la partie occidentale de la colonie, il reprend des territoires aux Espagnols et aux Britanniques qui avaient profité de l’instabilité dans les Caraïbes pour occuper les territoires haïtiens de Mirebalais et Port-au-Prince, tout comme la Guadeloupe et la Martinique.

Nommé commandant en chef de l’armée de Saint-Domingue en 1798, Toussaint Louverture jouit du soutien populaire, de la confiance des autorités républicaines – il a sauvé le gouverneur Laveaux d’un coup d’État – et devient le principal interlocuteur des puissances étrangères. Il obtient un retrait négocié des Britanniques et conclut avec eux un traité commercial et de non-agression secret. Mais, alors que les conflits avec les puissances étrangères s’estompent, éclate en 1799 un affrontement interne, connu sous le nom de « guerre des couteaux », qui l’oppose dans le sud au général métis André Rigaud. Toussaint Louverture ne remportera pas seulement cette guerre, mais il réussira la même année à envahir la colonie espagnole de Santo Domingo, à en expulser les autorités espagnoles, et à unifier toute l’île d’Hispaniola sous commandement français.

Sudhir Hazareesingh, Toussaint Louverture

« Vue de l’incendie de la ville du Cap Français, arrivée le 21 Juin 1793 » par Jean-Baptiste Chapuy © Gallica/BnF

Désireux de consolider les acquis républicains et de prôner par les actes l’autonomie de Saint-Domingue, Toussaint fait rédiger en 1801 une constitution qui le nomme gouverneur à vie avec le droit de nommer son successeur et qui abolit l’esclavage « pour toujours » – depuis le 18 Brumaire on craint sur l’île un retour au système de plantation. Bonaparte réagit immédiatement, envoie un corps expéditionnaire de 20 000 hommes qui débarquent à Saint-Domingue en janvier 1802 avec la mission de mater toute forme de rébellion. Toussaint et ses généraux, Dessalines et Christophe, organisent une guerre de résistance en mettant à profit leur connaissance de la géographie et du relief haïtien pour que l’invasion française s’enlise. En 1804, alors que Napoléon a rétabli l’esclavage en Martinique et en Guadeloupe, Dessalines triomphe des dernières troupes françaises et proclame le nouvel État d’Haïti. Toussaint Louverture est mort quelques mois plus tôt, après avoir été piégé et capturé par les Français, renvoyé en métropole et emprisonné un an au fort de Joux où l’empereur le fait surveiller de près.

L’auteur promet dans son introduction de recouvrer le plus possible la vérité sur Toussaint Louverture, de « tenter de voir le monde par ses yeux, de retrouver l’audace de sa pensée et la singularité de sa voix ». Grâce aux documents cités, on a en effet l’impression de mieux comprendre l’engagement inconditionnel de Toussaint Louverture pour la liberté des esclaves, son positionnement politique antirévolutionnaire des débuts, son rapport à la race et sa pratique de la mixité dans son état-major, mais aussi le tournant autoritaire de 1800 qui le pousse à rétablir l’usage des punitions corporelles dans les plantations, et son envie de lutter pour l’autonomie de Saint-Domingue tout en le voulant républicain et français. La manière dont Hazareesingh traite ce dernier paradoxe n’est pas sans rappeler les dilemmes moraux qui tiraillent les personnages des biographies de Stefan Zweig et permet presque une lecture littéraire de cette œuvre d’historien. D’autant que le texte est très fluide, les références aux débats historiographiques sur le sujet étant rapportées, peut-être un peu trop brièvement d’ailleurs, dans l’introduction et dans le dernier chapitre sur la construction du mythe de Toussaint Louverture. La tentation de la littérature est forte quand on considère que ce sont les grands hommes qui font l’histoire, car alors il existe des hommes faits pour les grandes histoires. Ainsi, pour donner de la consistance à son personnage, l’historien est parfois obligé de suggérer des traits de caractère ou des convictions – des liens « spirituels » avec la géographie de Saint-Domingue, une bonté naturelle apprise des taínos, un attachement inconditionnel à la France, par exemple – pour un homme dont les écrits, comme ceux de tous les grands stratèges, permettent de savoir l’effet qu’il voulait produire sur le lecteur plutôt que ce qu’il pensait réellement.

C’est sans doute pour éviter cette tentation que C.L.R. James écrivait dans la préface des Jacobins noirs (traduit par Pierre Naville en 1949, republié aux éditions Amsterdam en 2008) que « les grands hommes font l’histoire, mais seulement celle qu’ils sont en mesure de faire. Leur liberté d’action est limitée par les conditions qui les environnent. Décrire les limites de ces conditions et la réalisation, totale ou partielle, de toutes les possibilités, est la véritable tâche de l’historien ». Pour C.L.R. James, l’environnement qui conditionne Toussaint Louverture est fait d’évolutions socio-économiques profondes comme la colonisation et l’histoire de la traite négrière, le système de plantation, le rôle prépondérant de Saint-Domingue dans le commerce extérieur français pendant le XVIIIe siècle, les révoltes et les insurrections marronnes, les enjeux internationaux des débats d’idées sur l’abolitionnisme…

Sudhir Hazaaresing, éloigné des conceptions marxistes de l’histoire, place davantage les actions de Toussaint Louverture dans l’entrelacs des conséquences politiques de la Révolution française dans les Caraïbes. C’est pourquoi son livre est particulièrement pertinent lorsqu’il aborde les relations houleuses de Toussaint Louverture avec les gouverneurs ou les commissaires qu’envoie la métropole et lorsqu’il le dépeint en puissant stratège militaire et en fin diplomate pris entre les feux de puissances coloniales européennes qu’il réussit à éloigner durablement des rives de son pays.

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