Un roman d’apprentissage intersectionnel

Cruel, le roman de Celia Levi dépeint avec exactitude la vie d’un centre culturel et de ses salariés précaires et aliénés. Chronique sans issue de l’arrivée à Paris d’une jeune Bretonne, La Tannerie condense les illusions politiques et sociales de toute une génération.


Celia Levi, La Tannerie. Tristram, 384 p., 21,90 €


Arrivée à Pantin en venant de Brest, Jeanne, âgée d’une vingtaine d’années, était libraire mais s’ennuyait et se retrouve maintenant « accueillante » à la Tannerie, ancienne usine reconvertie en « lieu » culturel. Il y a des fêtes, du théâtre, de l’art contemporain, des défilés de mode. Jeanne n’y comprend pas grand-chose mais va apprendre tant bien que mal, au contact de la faune à demi cultivée et à demi politisée qui compose le personnel.

On est en 2016, des campements de migrants apparaissent, Nuit debout approche, les manifs contre la loi Travail grondent. Très loin et très proche, ce roman pourra rappeler des souvenirs, émouvoir ou déprimer. Au-delà de cette lecture générationnelle, Celia Levi décrit la trajectoire avortée d’une transfuge de classe. Le récit de cette incursion parisienne en ellipse se résume à la longue et sournoise violence symbolique subie par Jeanne et soulignée dès la première phrase : « “Mets-toi là’’ lui avait-elle dit ». Ordre inaugural qui assigne Jeanne à son arrivée à la Tannerie, espace artistique et champ social. L’attention constante de l’autrice aux positions, hiérarchies et habitus fait de La Tannerie un roman d’horreur sociologique éprouvant et captivant. En perpétuelle contradiction, le « lieu culturel » vaut comme métaphore de l’ensemble de la société.

Célia Levi, La Tannerie

Le Centquatre, centre artistique et culturel, dans le XIXe arrondissement de Paris © CC/Jean-Pierre Dalbéra

Ainsi du directeur empêtré dans une phraséologie jacklangienne sans cesse démentie par la réalité de la situation : la Tannerie repose sur des précaires, stagiaires ou CDD renouvelés. Par un fort effet de synthèse, Celia Levi donne à voir un lieu où l’on retrouve toutes les caractéristiques de ces galeries d’art, maisons d’édition, revues culturelles, théâtres et « tiers-lieux » où l’argent s’est raréfié et la compétition accrue. Avec une maîtrise froide, elle représente cette société de l’interversion permanente.

Côté pile : les discours sur l’émancipation par l’art et les idées. Côté face : la hiérarchie et la précarité. Les discours se font décoratifs et les œuvres montrées dérisoires. Derrière l’idéologie progressiste sur les bienfaits des arts, surgissent des rapports de force et de compétition entre ses membres. Dans cette chambre obscure, petites humiliations et grandes aliénations sont le prix des œuvres belles, nobles et très humanitaires proposées par la Tannerie. En plein conflit social et alors qu’il laisse ses employés travailler dans des conditions épouvantables, le directeur « se sent obligé de mettre une banderole en soutien aux intermittents, il était solidaire ».

Sans se laisser aller à l’ironie ou à la satire, Celia Levi raconte la fable de l’impuissance politique du monde de la « culture », où billettistes, régisseurs, programmateurs et chargées de communication sont tous « de gauche » mais trop en concurrence pour s’organiser correctement. Même grévistes, les employés se retrouvent écartelés entre fantasmes de distinction sociale et rêves de table rase. En fin de compte, pour Jeanne et ses camarades, « travailler dans la culture » ne correspond à rien de concret, sinon à l’impression d’échapper à une société… plus que jamais présente à la Tannerie. Dans cet univers faux et socialement codé à l’excès, l’héroïne tente de subsister et de rattraper ses lacunes.

Célia Levi, La Tannerie

Un roman d’initiation se dessine, sauf que personne ne vient initier qui que ce soit aux rituels. Dans cette grande mise en scène de dialogues et de situations qu’est La Tannerie, tout, de la discussion politique à la fête, devient mot de passe ou hiéroglyphe social réduisant Jeanne au silence. Du reste, « elle se sentait d’une beauté médiocre et d’une intelligence commune ». Cette absence de caractère singulier la rend à la fois fascinante et morne, universelle et impossible. À travers ce personnage sans véritable centre de gravité apparaît un peu de Bouvard et Pécuchet pour l’appétit de savoir sans gouvernail, beaucoup d’Emma Bovary dans son histoire d’amour en cul-de-sac, énormément de Frédéric Moreau pour les élans politiques et leur désillusion. La narratrice lève le dernier doute sur son inspiration : « Un an passa. Jeanne changea d’emploi à plusieurs reprises. Elle fut vendeuse dans une boutique de linge de maison, hôtesse pour un musée, elle travailla au standard d’une grande entreprise. Elle connut les matins tristes et froids, l’asphalte mouillé, le carreau du café à l’aube. Les camions-poubelles commençaient leur service, et des hommes noyaient leur chagrin au comptoir. Elle buvait un café noir, après des étreintes indifférentes. » Le pastiche de Flaubert et le calque de la structure d’ensemble de L’éducation sentimentale font de La Tannerie une stupéfiante actualisation des déboires de Frédéric Moreau.

Comme chez Flaubert, la litanie des idées reçues en style indirect libre, l’usage du pronom impersonnel et de l’imparfait, rappellent que Jeanne et ses amis sont sans cesse parlés par leur époque et agis par des idées qui, dans le fond, ne sont jamais les leurs, surtout quand elles ont les atours de la radicalité. Passifs face à l’histoire et animés de rêves dévorants mais pauvres, ils sont condamnés à l’insignifiance sociale et politique. Sans s’égarer dans les méandres d’un parallèle entre la génération de 1848 et celle d’aujourd’hui, laissons le dernier mot à Maurice Nadeau. Évoquant L’éducation sentimentale, il affirmait : « La vérité mise au jour par Flaubert vaut pour toutes les générations “sacrifiées’’ ou “perdues’’, pour tous les “jeunes gens en colère’’. » On ne saurait mieux dire de La Tannerie.


Cet article a été publié sur Mediapart.

Tous les articles du n° 115 d’En attendant Nadeau