Libérer une vie

Être libre, c’est payer son tribut à la vie. Dans Affranchissements, Muriel Pic fait de l’évocation d’une figure familiale l’occasion d’une réflexion magnifique sur ce qui fait une existence libre et sur tous les sens d’affranchir.


Muriel Pic, Affranchissements. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 288 p., 19 €


Qu’est-ce qu’une « disponibilité permanente d’affranchissement » ? C’est un nouveau service en ligne proposé par les Postes d’Europe. Il suffit d’avoir une carte bleue. Forcément. (Si on n’en possède pas, c’est plus compliqué.)

Muriel Pic, Affranchissements

Muriel Pic © Emmanuelle Marchadour

Jim, le grand-oncle de la narratrice du récit de Muriel Pic, horticulteur à l’université de Londres, n’en avait pas. Il était né à Menton, à l’hôtel Bellevue, en mai 1923. « Le mal de Pott, infection tuberculeuse de la colonne vertébrale, contractée vers neuf ans, l’avait progressivement rendu bossu. » Nul ne sait si, comme on le dit, sa bosse portait bonheur. Il aimait la liberté, les plantes, les fleurs, surtout la rose, l’aubépine blanche, et les timbres. Notons que « free a la même racine que to frank, affranchir postalement, dans lequel on entend le peuple franc, et puis la franchise, terme juridique pour désigner un contrat, et la qualité de celui qui prend le risque de dire la vérité, se sentant assez libre pour le faire. On retrouve ainsi en anglais l’affinité entre le geste postal et le geste de libérer, qui fonde le double sens du mot français affranchissement ».

Il faut dès lors incorporer le mouvement familier dans ce qui lui est étranger, et réciproquement, c’est-à-dire là où l’imagination s’affranchit du réel : c’est ce qui permet de comprendre la poésie, hors de ses conventions. Ainsi du poète William Carlos Williams, préoccupé par la magie des mots, « words words words », car « la magie des mots a donné à la religion et à l’argent leur puissance symbolique » (Jim aimait tant le printemps). William Carlos Williams avait intitulé son livre de poèmes Spring and All, il date de 1923. Sa façon désordonnée, inhabituelle, de mettre les choses ensemble, retenait l’attention. Il écrivait ses poèmes avec des manuels de botanique, il favorisait l’iris jaune et le citron doux.

Muriel Pic s’attache à reconstituer une trame littéraire, biographique, à traduire patiemment ce qui s’est formé « en grimoire magique d’un album de timbres », usant de multiples bifurcations, de chemins qui semblent de traverse, afin de donner voix, à partir d’échos, de traces, de bribes, d’archives retrouvées, ou de photographies récoltées, à ce qui constitue la dette souscrite, l’enjeu sous-jacent des Affranchissements : offrir à la figure de Jim sa profondeur, sa singularité humaine, son épaisseur poétique, cristallisant une existence ténue, dont le rêve fut de réaliser une prairie sèche.

Muriel Pic, Affranchissements

Vue de Menton (début du XXe siècle) © Gallica/BnF

Il faut mélanger, réunir deux langues distinctes et proches à la fois – le français et l’anglais –, où apparaissent parfois les rimes de Mallarmé, les poèmes anglais de William Carlos Williams traduits en français ; s’attacher à refonder une trame familiale, essentiellement poétique : mais comment se rencontrent l’imagination et la vie ? À quelles lois implicites obéissent-elles ? Si l’imagination libère le regard, voire augmente la réalité, de quelle manière procède-t-elle ? Quelle contrepartie payer ? Où s’inscrit la liberté ? À quelle aune la mesurer ? Se dégager des règles établies, soit, mais pour exposer d’abord, et donner à voir ensuite.

La matière est autobiographique. Par-delà l’errance sinueuse à laquelle le lecteur est convié, le récit s’organise en amont et au-delà de la disparition de Jim en mars 2001. Les registres se télescopent, la greffe d’Affranchissements a pris, donnant un sens inédit à la réflexion engagée autour de l’écriture. Celle-ci semble subtilement reprendre la citation d’Orlando de Virginia Woolf (traduit par Charles Mauron, Le Bruit du temps) : « De même si un papillon était entré, palpitant, par la fenêtre et s’était posé sur le fauteuil, nous trouverions là matière à écrire. Ou bien, supposez qu’Orlando se fût levée pour tuer une guêpe. Aussitôt nous pourrions brandir nos plumes et écrire. Car il y aurait du sang versé, fût-ce le sang d’une guêpe. Où il y a du sang, il y a la vie. »

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