Les combats d’Howard Zinn

Howard Zinn (1922-2010), historien engagé dans les luttes sociales de son pays, publia en 1980 A People’s History of the United States : 1492-Present pour combler les silences de l’histoire officielle et redresser ses distorsions. Dans un élan militant, il souhaitait restituer au peuple américain le souvenir des combats qu’il avait menés. Le petit livre que font aujourd’hui paraître les éditions Agone, Le pouvoir des oubliés de l’histoire, résume et commente sous forme d’une conversation avec le journaliste Ray Suarez ce grand classique et formidable succès éditorial.


Howard Zinn, Le pouvoir des oubliés de l’histoire. Conversation sur l’histoire populaire des États-Unis. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Laure Mistral. Agone, 192 p., 17 €


L’influence d’Une histoire populaire auprès de générations successives (2 600 000 exemplaires vendus aux États-Unis) peut sans doute se mesurer aux critiques dont l’ouvrage a toujours fait l’objet, les plus récentes étant celles du président Trump qui, le 17 septembre 2020, dans un discours à la Conférence de la Maison-Blanche sur l’Histoire américaine, s’est attaqué à Howard Zinn et à son livre qu’il a accusé d’être « un tract de propagande cherchant à faire honte aux jeunes Américains de leur propre histoire », bref, du pur « endoctrinement gauchiste » auquel il trouve urgent d’opposer « un projet d’éducation patriotique ».

Donald Trump ne peut que détester Une histoire populaire, qui a touché, bien au-delà des milieux de l’enseignement, de la culture, des mouvements politiques de gauche et du syndicalisme, un très vaste public, qui en a pris connaissance à travers l’une ou l’autre de ses multiples versions ou « déclinaisons » – manuel pour professeurs et étudiants, roman graphique, version théâtrale et cinématographique (The People Speak), etc. Cette histoire sociale « par en bas », véritable phénomène culturel, n’a évidemment jamais paru sympathique aux gens « d’en haut », ni à ceux acquis à des visions conservatrices du récit national. Elle embarrasse aussi les historiens professionnels qui, même lorsqu’ils ne lui sont pas idéologiquement hostiles, ont montré, à quelques exceptions près, des réticences à l’accepter comme travail historique.

Howard Zinn, Le pouvoir des oubliés de l’histoire. Conversation sur l’histoire populaire des États-Unis

Howard Zinn, dans une librairie de Los Angeles (2000) © D. R.

Qu’à cela ne tienne, Le pouvoir des oubliés de l’histoire fera comprendre, à qui n’est pas déjà familier de l’œuvre de Howard Zinn, ce que veut être Une histoire populaire, et de quelle manière la juger. C’est un livre d’histoire, mais centré sur les pratiques, les comportements et surtout les résistances populaires, donc très éloigné de l’historiographie de la « consensus history » qui a régné jusque dans les années 1960 aux États-Unis et s’est concentrée sur les institutions, les grands hommes et la vie politique. C’est aussi un ouvrage militant. Dans une lettre de 1981 à une amie et ancienne collègue, France Fox Piven, Howard Zinn confiait : « Nous tentons toi et moi de persuader les gens de l’importance des luttes, même si nos victoires bien que significatives ne soient pas parvenues à sortir le pays de la situation désastreuse dans laquelle il se trouve. Les gens doivent pouvoir imaginer que l’énergie qui a permis d’obtenir de modestes réformes pourrait, si elle s’intensifiait, faire advenir des transformations de vaste ampleur… Mon livre comporte une charge plus émotionnelle qu’analytique parce que je cherche à multiplier les exemples de luttes toujours présentes malgré la répression et les réformes qui détournent des véritables objectifs… Je veux faire germer l’idée qu’existe un vaste réservoir d’énergie susceptible de permettre d’aller plus loin dans la transformation sociale. »

Écriture de l’histoire et activisme politique sont donc pour Howard Zinn inséparables. Qui connaît sa biographie, déjà faite par lui et par d’autres à de nombreuses reprises, mais de nouveau évoquée dans Le pouvoir des oubliés de l’histoire, comprend la composante émotionnelle de ses choix intellectuels et de ses engagements. Fils d’immigrés juifs de Brooklyn, aviateur pendant la Seconde Guerre mondiale ayant participé aux bombardements de la France et devenu ensuite pacifiste, bénéficiaire du G.I. Bill (qui permit aux soldats d’aller à l’université), militant des droits civiques, ce qui lui fit perdre son premier travail de professeur, opposant à la guerre au Vietnam et à toutes les guerres successives menées par les États-Unis… il fut, comme on dit, de tous les combats. Et toujours il les analysa, et ce jusqu’au bout.

Peu avant sa mort, Howard Zinn faisait un bilan sans surprise (pour lui) de la première année du mandat d’Obama, pour qui il avait bien sûr voté, soulignant que ce dernier se montrait un Démocrate modéré traditionnel, un peu plus libéral que les Républicains en politique intérieure et complètement semblable à eux en politique extérieure : n’avait-il pas adopté leur ligne militaire agressive, augmentant même le budget de l’armée, poursuivant deux guerres (en Afghanistan et en Irak), et en menant une troisième non déclarée avec l’envoi de milliers de missiles sur le Pakistan ? Mais Obama reçut le prix Nobel de la paix, comme Kissinger avant lui. Howard Zinn, « consterné », écrivit sur cette grotesque attribution ce qui fut sans doute l’un de ses derniers billets politiques. Howard Zinn nous manque. Lisons Le pouvoir des oubliés de l’histoire.

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