Un grand contemporain

Histoires de la nuit de Laurent Mauvignier renouvelle l’univers d’un écrivain majeur, tout en assumant une esthétique et une forme romanesque très fortes. La quasi-totalité du roman se déroule dans un cadre épuré, tragique par son minimalisme, un décor isolé, au bord de l’effritement.


Laurent Mauvignier, Histoires de la nuit. Minuit, 640 p., 24 €


On est dans un hameau, près de La Bassée, l’un de ces bouts de villages qui périclitent aux marges des marges de nos campagnes. Ce n’est presque rien, trois maisons presque perdues, loin de tout. Il y a la ferme de Bergogne, rejeton d’une ancienne famille paysanne qui s’obstine à faire tourner l’exploitation, la maison de Christine, qui approche de soixante-dix ans, artiste peintre installée là depuis vingt ans, après son divorce, et une troisième maison, vide et à vendre. La Bassée est un lieu familier aux lecteurs de Mauvignier : Jeff, l’un des personnages de Dans la foule (Minuit, 2006), en venait et c’est là que se déroule le drame Des hommes (Minuit, 2009).

La trame est d’une grande simplicité. Alors que Christine reçoit d’étranges lettres de menaces, Bergogne – avec sa fille Ida et leur voisine – prépare une soirée d’anniversaire pour les quarante ans de sa femme, Marion, qui travaille dans une imprimerie locale. Plus la journée avance, plus l’ambiance s’alourdit, jusqu’à l’irruption de trois hommes qui les séquestrent pendant toute une nuit. On n’en dira pas plus car il faut laisser à ce crescendo dramatique toute sa puissance. Tout le récit est ainsi porté par « le mystère de leur présence, ou de la violence de cette présence », obéissant à une tension de plus en plus aiguë, par le report de son explication, comme dans un thriller, par un malaise qui contamine tout, avalant la masse compacte de ce que raconte le livre et qui déborde toujours de ce cadre dramatique.

C’est le premier effet de surprise qui saisira le lecteur, ce choix d’écriture, l’inscription dans un genre, les emprunts divers à une dramaturgie romanesque, cette tonalité particulière que l’on n’attend pas et que Mauvignier n’impose, avec une grande habileté, qu’au bout d’un certain temps, laissant croire que son roman parle d’autre chose, de la vie quotidienne dans les campagnes, des habitudes domestiques, de petits événements insignifiants. Mais on n’est pas simplement dans une sociologie, une analyse des sentiments ou des perceptions de personnages qui semblent subir une vie un peu lâche et qui s’abiment dans une routine que vient troubler cet anniversaire, les quarante ans de Marion, ce qui se joue d’un couple qui vacille, d’une vie qui s’embourbe un peu. On a souvent l’impression d’être dans un film de Claude Chabrol et on pense tout autant aux pages des faits divers des journaux de province qu’à La cérémonie avec Isabelle Huppert et Sandrine Bonnaire…

Laurent Mauvignier Histoires de la nuit En attendant Nadeau

Laurent Mauvignier © Jean-Luc Bertini

Car ce qui intéresse le romancier, ce n’est pas strictement la situation, ou la manière dont il la met en scène dans le cadre de la fiction, s’appropriant des moyens ou des codes qui lui sont peu coutumiers, mais ce que sa méthode d’écriture peut gagner en s’y confrontant. On retrouve en effet dans ce gros livre – jamais Mauvignier n’avait écrit un texte aussi long (et, comme Dans la foule ou Autour du monde, l’ampleur du récit en augmente singulièrement la valeur) – la patte d’un écrivain, les circonlocutions d’une écriture, sa manière d’encercler par le langage des situations ou des sentiments, sa précision. Comme dans ses autres récits, tout procède d’une augmentation, d’une élongation du récit, de la phrase, d’une dilatation en quelque sorte d’une matière romanesque somme toute assez simple. C’est ce qui déborde l’événement qui compte chez Mauvignier, ce qui excède l’évidence du récit, ce qui se déploie à partir d’un événement plutôt que cet événement lui-même. Sentiment accru dans Histoires de la nuit par ce jeu sur le genre qui accentue la force et la radicalité d’une démarche romanesque.

Tous les thèmes qui obsèdent Mauvignier depuis une vingtaine d’années sont là – l’angoisse de la provenance, la mémoire, le passé qui encombre, la violence sociale, la culpabilité, les rapports conjugaux qui se détraquent, la complexité des liens familiaux, les secrets de famille, la perte, les troubles de l’identité, les angoisses de la création, de la transmission, la responsabilité morale dans le champ intime, le surgissement d’une violence extrême… Ils se rejouent d’une manière accentuée, comme si le procédé littéraire neuf en augmentait la portée, les inscrivait dans une démarche encore plus nette. Au-delà d’un roman fort réussi, très bien ouvragé, Histoires de la nuit procède quasiment d’une déclaration esthétique. C’est que le roman, par la dilatation du récit qu’il met en œuvre, par les rebours que son ampleur permet, par la simplicité de sa trame narrative – il faut dire qu’on est surpris à plusieurs reprises dans la progression du récit alors qu’on se dit que tout y est d’une logique implacable, comme on sursaute dans un film d’épouvante –, aiguise des moyens littéraires et permet d’instaurer et de mettre au jour une méthode d’écriture en même temps qu’un certain rapport à la fiction.

Mauvignier fait quelque chose de rare dans la production romanesque francophone contemporaine : il promeut une esthétique, une écriture, une réflexion sur les moyens de la fiction. Rien n’est direct chez Mauvignier. Tous les discours qui se déploient passent dans un filtre, tout se déporte, se reconfigure dans quelque chose d’autre. Discours dans le discours, dispersion, reprises, échos, tous les éléments du récit en font jouer d’autres, comme si ce qui comptait était seulement l’épaisseur de la matière romanesque. L’écrivain élabore ainsi une fiction de grande ampleur à partir de presque rien, se plongeant successivement dans l’intériorité de personnages qui perçoivent chacun différemment les mêmes événements, logeant chaque élément du récit comme une pièce de puzzle qui vient s’enchâsser dans une autre pièce, déportant les discours de manière à encercler un sujet, le circonscrire, le fouiller à l’extrême, l’épuiser – on notera son ahurissante habileté dans sa façon de manipuler les discours intériorisés, narrativisés ou indirects pour dynamiser le récit. On passe ainsi du présent décrit avec un hyper-réalisme frappant au passé qui vient s’y loger, y trouver des marques ou des appuis, faisant de leur confrontation permanente l’espace d’exploration d’une psychologie dispersée, intime et collective en même temps.

Disons-le clairement, Mauvignier réaffirme en quelque sorte les principes du Nouveau Roman en les déplaçant, proposant ainsi un rapport idéologique du roman avec le réel. Simplement, il n’applique pas ces moyens, ces méthodes, sa volonté d’exploration et d’épuisement, à la réalité, aux choses, aux objets, aux formes sociales, mais aux sentiments, aux états d’âme, à la psychologie. Si son écriture, d’une ampleur considérable, par ses rebours, sa dilatation, ses traits ou ses habitus, rappelle, voire imite, celle de Claude Simon d’une manière plus qu’évidente, c’est pour en réactiver les principes, pour en réordonner les moyens, dans le champ d’un contemporain qui se recentre sur le sujet intime et doit se débrouiller du fléau de la psychologie dans le champ romanesque. C’est que le roman, par-delà sa trame ou sa ponctualité, doit dire quelque chose du monde. Quelque chose qui excède sa particularité en quelque sorte.

Car ce qui compte n’est pas d’exprimer quelque chose du contemporain mais d’en explorer l’épaisseur, de trouver une forme qui prenne en charge les relations complexes, souvent insaisissables, que les êtres, individuellement et collectivement, entretiennent avec la réalité et ce qui se joue d’elle en eux. Ce qui compte alors est la composition de cette forme, son affirmation. Le romancier doit ainsi se débrouiller d’un système de signes, d’un appareil de discours, pour dire le trouble qui l’obsède, pour mettre en scène une pluralité de récits et de discours. Pour, dans un même mouvement, dire la difficulté existentielle de ses personnages – leurs troubles, leurs errances intérieures, leurs dérives, leurs souffrances, leurs sursauts, l’humiliation à être en quelque sorte – et réfléchir, en profondeur, le processus et la forme esthétique qui font du livre une réflexion sur la création elle-même, ses moyens, ce qu’elle implique vraiment. C’est une entreprise considérable, nécessaire, peu courante, admirable.

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