La haine sur le divan

Passion pure lorsqu’elle se détache de l’amour ou, pire, quand elle n’a jamais formé avec l’amour ce couple que Lacan a nommé l’hainamoration, c’est dans l’encre de la haine que s’écrivent les pages sombres de notre Histoire. Sont-ce des cycles qui nécessairement reviennent, et que l’on ne peut que subir ? La psychanalyste Anaëlle Lebovits-Quenehen s’efforce de relever un défi à la hauteur de l’enjeu : installer la question de la haine à la fois dans notre actualité et dans une perspective psychanalytique.


Anaëlle Lebovits-Quenehen, Actualité de la haine. Une perspective psychanalytique. Navarin, 176 p., 15 €


Trois générations après la Shoah, le livre d’Anaëlle Lebovits-Quenehen trace des lignes auxquelles se tenir pour entamer les zones où règne le silence propice aux complicités, n’ignorant pas que « tout ce qu’il faut pour que le mal triomphe, c’est que les braves gens ne fassent rien » (Edmund Burke, en exergue des Naufragés du Batavia de Simon Leys). Nul, s’il hait, ne s’en targue, sauf à s’autoriser d’un contexte légitimant sa passion. Il s’agit donc d’éclairer la zone où le court-circuit de la parole vive se répète, avec un nouveau livre.

Où situer, historiquement, cette « bravitude », tendance ironique ? En deçà ou au-delà du bien et du mal ? Au cœur de la méchanceté suprême qui s’est avancée sur la scène avec Sade, dont Lacan a montré la solidarité avec la morale kantienne ? N’est-ce pas la question qui hante les fondements de la démocratie ? La position éthique du sujet, réponse du réel, se subsume du fait qu’un désir se distingue et s’extrait d’une jouissance toujours opaque, car liée à la malédiction sur le sexe dont la pornographie est l’indice contemporain.

Au « bien entendu » de la haine s’oppose le malentendu de l’amour et le bien-dire dont il est dans l’expérience analytique le support. La haine fraternelle est, au départ, meurtrière. Pas moins, elle est liée à la jouissance du pouvoir. Est-il absurde de penser que ces têtes brandies au bout de piques, dans les défilés de l’automne dernier, têtes de carton, sans doute, mais têtes quand même, font retour du fait de l’effacement de la Terreur dans les célébrations officielles du bicentenaire de la révolution de 1789, et regardent la République et sa phobie de la parole comme l’œil dans la tombe regardait Caïn ?

Anaëlle Lebovits-Quenehen, Actualité de la haine. Une perspective psychanalytique

La haine, estampe de Louis-René Boquet (1761) © Gallica/BnF

Une suite de cinq chapitres explore en raison les fondamentaux de la haine en les liant à notre actualité brûlante. Ce ne sont plus les tempéraments de l’Œdipe rêvé par Freud, mais son abrasement qui nous laisse « Tous égaux, tous rivaux » – intitulé du premier chapitre. Quand l’égalité élevée à la dignité de l’idéal démocratique verse dans l’égalitarisme, quand les ravages du capitalisme augmentent du fait de la caution que lui apporte la science (mais quelle science ?), comment s’entendre, et pourquoi, à quoi bon ? Qui parle à qui, quand les gouvernants font primer le chiffre sur la lettre, quand la barrière de la violence corporelle devient poreuse ?

Le deuxième chapitre aborde l’Histoire et sa relativité. Sur les pierres qui font le fond sans fond du puits de la vérité s’écrit notre actualité, autour d’un trou de mémoire spécifique, que sonde Anaëlle Lebovits-Quenehen.

Le troisième chapitre s’attaque aux « ressorts intimes de la haine ». Déterminante pour la répartition des biens partageables, la haine se nourrit de la difficulté à laquelle chacun est confronté, qu’il le sache ou non : le noyau dur de ce qui ne se partage pas. Le prêt-à-porter de la haine s’enracine dans le plus étranger, et la haine de l’étranger, dans le plus intime. D’où le sérieux du seuil de l’actualité, dont Anaëlle Lebovits-Quenehen nous dit qu’il est franchi aujourd’hui. Et que demain pourrait s’en ressentir, car le propos de Lacan, prophétique en 1964, est devenu actuel : « Je tiens qu’aucun sens de l’histoire […] n’est capable de rendre compte de cette résurgence par quoi il s’avère que l’offrande aux dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber » (Le Séminaire, livre XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Seuil, 1994). « Résurgence »… le mot prélevé dans la nature pourrait incliner vers l’amor fati ; mais Lacan ne croyait pas à la nature, et ce mot n’est que l’indice de sa lucidité : pour lui, l’éthique ne s’enracine nulle part ailleurs que dans la détresse première du sujet, la Hilflosigkeit freudienne.

Le quatrième chapitre traite des Juifs et aussi des femmes, soit deux ensembles ouverts qui se recouvrent en partie si l’on ne recule pas devant la partition des logiques masculine et féminine, faute de quoi la haine retrouve ses aises là où misogynie et misandrie consonnent autant qu’elles se repoussent, en miroir. Quant aux premiers (ne voyez ici aucune préséance…), on sait combien leur définition a varié, et comment le nazisme a rebattu les cartes, au point que François Regnault, dans un petit livre dont l’exigence n’a d’égale que la discrétion (Notre objet, Verdier, 2003) et qui est dûment référencé dans le présent ouvrage, a pu démontrer en bonne logique que personne ne pouvait s’excepter de la question antisémite.

Le cinquième et dernier chapitre est dévolu au nom de Lacan, à sa légende et, surtout, au corpus de Séminaires et d’écrits qu’il a laissé et qui reste réfractaire à sa résorption dans la culture. Il noue les trois questions, juive, féminine, éthique, que la psychanalyse tient ensemble comme les trois pans d’une vérité que nul ne peut regarder en face.

Si Anaëlle Lebovits-Quenehen postule, à l’instar de Philip Roth, que « la tache est en chacun », son expérience, crue en son propre du fait de son recours à la psychanalyse et de son choix décidé d’y engager l’aventure de sa vie, dans la dimension de son existence, ce n’est pas à la fiction qu’elle recourt pour éprouver l’efficace des semblants. Entre le Charybde de la fascinante tache et le Scylla d’une ode au surmoi qui pousse à jouir toujours plus, elle construit un bord, esquisse la direction d’une tâche qui dépasse chaque « un-tout-seul » et parie sur le lecteur potentiel, l’invitant à y mettre du sien dans la bonne compagnie d’autres « épars désassortis ».

Comme elle démontre qu’elle le sait, elle n’aura pas tout dit à la fin de ce texte. Moins que sur la lecture qu’elle a faite ailleurs de son propre parcours analytique, elle approche aujourd’hui le joint sensible quoique peu exploré entre la psychanalyse, ce rebut dérangeant des classifications, et l’horizon de notre époque, pour en dégager les repères nécessaires d’une politique conséquente.

Anaëlle Lebovits-Quenehen, Actualité de la haine. Une perspective psychanalytique

Cet ouvrage célèbre à sa manière le centenaire de la deuxième topique de Freud (1920), ce « tournant » que les Américains n’ont pas pris, comme l’auteur l’explique avec précision. Au commencement de cette topique, il n’y a d’autre capital que pulsionnel. Or cette matière brute résiste à l’entreprise de la civilisation et à la capitalisation. La perte est son moteur, et le plus-de-jouir, le mehr Lust freudien, le gain qu’elle produit, n’est pas monnayable. Au commencement (ou presque) de l’enseignement de Jacques-Alain Miller est la reprise de ce que Freud a conceptualisé tantôt sous le chef du symptôme, tantôt sous celui de l’Unheimliche et qu’il a renommé avec Lacan l’extimité. Le symptôme en psychanalyse ne joue pas sa partie tout seul, il fait couple avec le fantasme qui pour une part canalise sa jouissance, et pour une autre, maudite, expose le sujet à mettre « cap au pire ». Sans la fonction « désir de l’Autre », en effet primordiale, c’est le triomphe de la pulsion de l’Un. Cet Autre a certes plusieurs faces et la psychanalyse ne détient pas d’autre monopole que celui d’être le laboratoire où travaillent ceux que cette articulation intéresse assez pour qu’ils y vouent leur vie.

Ce livre recevra peut-être l’accueil fait aux premiers livres de Freud : le scandale, et, de surcroît, rien que les nourrices ne sussent déjà et de tout temps – bel hommage que cette affinité avec le conte qui est aussi de toujours. Et ce sont bien sa brièveté et sa simplicité qui permettent de situer ce livre dans le registre de l’extrême contemporain.

Au lieu de la « morale », on y trouve les fondamentaux d’une doctrine, référence qui contient ses propres références sans lesquelles elle ne serait pas, un aboutissement donc, un condensé, un concentré, et pas moins le tracé d’une nouvelle ligne de départ, visant la campagne présidentielle de 2022 et, au-delà, ébauchant les lignes d’un programme d’action et de vie, dont chacun sera partenaire, malgré qu’il en ait.

Il est en ce sens une performance, entée sur un désir clairement et distinctement énoncé : un désir de démocratie, c’est-à-dire de gouvernance dans la considération, sinon de respect des lois de la parole et du langage, l’amour de la langue pouvant s’y trouver de surcroît, ce qui fait le psychanalyste lacanien ami de la littérature, et donc du roman au sens originel du terme.

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