Résider à Malakoff

On pourrait lire Malakoff de Gregory Buchert sans grande appétence, en raison d’un préjugé idiot : le résultat d’un travail « en résidence » (en somme, un quasi-pensum où il s’agit de remplir son contrat), ça a peu de chance de constituer une révélation. Or c’en est une. Écrit dans une langue parfaite, parcouru de réminiscences littéraires et picturales entièrement personnelles, sans aucun étalage de culture, ce livre qui traite vraiment son sujet (l’apprentissage d’une ville inconnue, les rencontres qu’on y fait, l’épreuve d’une certaine solitude, le travail effectué en vue de la performance finale, une lecture du texte de l’expérience, sans doute très proche de celui que le lecteur a en main) est d’abord et surtout un remarquable roman aux multiples entrées.


Gregory Buchert, Malakoff. Verticales, 320 p., 22 €


Quelques indications préalables : il se trouve que j’habite depuis vingt ans la ville de Malakoff, la plus petite des communes de l’immédiate banlieue parisienne, une sorte d’ancien village assez peu dévasté par la gentrification sauvage qui n’a pas encore réussi à en balayer toute une population autochtone, d’origine souvent maghrébine ou portugaise, un lieu où il est agréable de vivre et que la municipalité communiste, installée depuis des temps immémoriaux (et récemment reconduite au premier tour), a pourvu d’institutions qui fonctionnent – dont un centre d’art offrant à des créateurs comme Gregory Buchert des « résidences » de trois mois.

Gregory Buchert, Malakoff

Guerre de Crimée, photographie de James Robertson (1855)

C’est un fait qu’il y a beaucoup d’artistes, peintres, sculpteurs, et quelques écrivains, qui habitent ici et qui, sans se fréquenter obligatoirement, ne se sentent pas dans un désert culturel et s’en trouvent bien. C’est un fait aussi que le nom de Malakoff intrigue. Il vient de la tour éponyme, une redoute prise par Mac Mahon lors de la guerre de Crimée, victoire qui entraîna en septembre 1855 la chute de Sébastopol après un an de siège. Guerre née d’une alliance contre nature entre Turquie, France, Grande-Bretagne et Sardaigne et qui prit pour prétexte certains différends obscurs entre Napoléon III et le tsar Nicolas Ier. Guerre atroce et déjà moderne, car Sébastopol fut bombardée avec de fiers canons tout neufs sans répit, mais qui ranima la morgue nationale quarante ans après Waterloo, et donna lieu à une épidémie de gloriole dont l’une des manifestations fut la construction d’un parc d’attractions dont le clou était la tour forteresse qui finit par donner son nom à une urbanisation du sud de Paris pompeusement affublée alors de celui de Nouvelle-Calédonie et plus tard transformée en commune.

Le héros narrateur de Malakoff explore plusieurs pistes. La plus évidente est parapolicière. Le nom de Malakoff l’a attiré non seulement à cause de la rocambolesque histoire de la tour et de son détournement en Fête à Neu-Neu dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais aussi parce qu’y habite un aquarelliste – Sam Szafran – qu’il admire et dans l’atelier capharnaüm duquel il finira par pénétrer à force de ruses, mais pour quelques minutes seulement.

La recherche profonde ici travestie en péripéties romanesques dont il est totalement égal au lecteur qu’elles soient authentiques ou non (elles doivent l’être en fait, mais peu importe : nous sommes las d’ « histoires vraies », sauf si elles sont un peu fausses), c’est sur l’introspection qu’elle porte.

Gregory Buchert, Malakoff

Vue de Malakoff depuis le « malelon vert », photographie de James Robertson (1855)

Né en Alsace d’une famille déchirée par la guerre de 1939-1945 comme le fut la province elle-même, blessé par l’absence d’un père parti refaire sa vie ailleurs, viscéralement attaché au milieu modeste, pauvre en livres, auquel appartiennent sa mère et sa sœur, qu’il va régulièrement rejoindre à Haguenau entre deux « exils » d’artiste plasticien obligé à fréquente vadrouille, relié subtilement à son enfance (une chambre, un chien adorés), le narrateur ampute son prénom de l’y final et se fait appeler Gregor afin d’endosser au mieux son nouveau costume d’écrivain pseudo russe, de marginal, d’intellectuel un peu mal à l’aise dans la vie commune, son atonie, son étroitesse.

Le séjour à Malakoff, dans un lieu à la fois confortable (sans excès) et angoissant, qui semble mener autour du narrateur une existence autre que matérielle (les accrochages d’œuvres en cours d’exposition y introduisent d’inquiétantes présences, des bruits insolites, et la nuit il est comme le gardien d’un musée vide périodiquement désaffecté), induit chez cet hypersensible un état permanent d’insécurité pourvoyeur de questions sur soi, insolubles naturellement parce qu’elles touchent à l’essentiel.

Arrivé à la fin de l’ouvrage de Gregory Buchert, charmé à la fois par son architecture précise et ses photos insérées comme autant de preuves que tout cela, tout de même, est réel, séduit pourtant par le jeu qu’y introduit une autodérision légère, jamais encombrante, toujours teintée de mélancolie, le lecteur s’aperçoit soudain d’une carence extraordinaire dans un livre français d’aujourd’hui : aucune intrigue sentimentale ne vient détourner le cours paisible de ce compte rendu apparemment objectif d’une aventure privée de drame et de prétention. Voilà qui est singulier, ou plutôt admirable. Car cela permet au récit de ne pas s’écarter de son chemin, qui est la quête patiente et vaine (se rejoint-on jamais ?) du mystère de quelqu’un que sa foncière honnêteté et son talent rendent fraternel à chacun. Et puisqu’il s’agit d’un premier roman, l’adjectif « prometteur » s’impose.

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